Menu
Libération
Reportage

«Quasar», voyage spatial au pays des enfants placés

Le musicien Malik Soarès, lui-même ancien enfant placé, a mis sur pied un spectacle avec des jeunes de l’Aide sociale à l’enfance, sans leurs éducateurs, afin de leur offrir un espace d’expression et de création libéré de la pesanteur de l’institution.
Malik Soarès a créé un spectacle sur les enfants placés, qui «n'ont pas l'habitude de voir des spectacles parlant d'eux». (Corentin Fohlen/Libération )
publié le 8 juillet 2021 à 17h44

Dans la cour du Collectif 12, lieu culturel installé dans une friche de Mantes-la-Jolie (Yvelines), les félicitations le disputent aux embrassades. «C’était magique !», «c’était merveilleux !», s’exclament Alyssa et ses frangines. Elles viennent de découvrir le fruit du travail qu’elles ont mené il y a trois ans avec le musicien Malik Soarès. Un spectacle baptisé Quasar, du nom d’astres très lointains mais extrêmement lumineux, qui a réuni, durant neuf mois, seize enfants et adolescents de l’Aide sociale à l’enfance (ASE). Une initiative nourrie de la propre histoire de son metteur en scène.

Malik Soarès, 38 printemps désormais, a passé son enfance dans le giron de l’ASE. Placé en pouponnière dès la naissance, envoyé en foyer jusqu’à ses dix-huit mois, il posera jusqu’à sa majorité ses valises chez une famille d’accueil, sans jamais en bouger. «Il y avait de la violence et il y a eu deux divorces : on n’aurait jamais dû rester, juge-t-il aujourd’hui, parlant de son petit frère et lui, gouttes d’eau dans une fratrie de quinze. Mais sans ce dispositif de l’Aide sociale à l’enfance, je ne sais pas ce que je serais devenu avec ma vraie mère.»

Elle-même a baigné dans la violence. Retirée à son père après le décès de sa mère, à l’âge de 6 ans, cette femme «extrêmement fragile» est suivie par les services sociaux depuis toujours. «Elle est tout ce que l’enfance placée peut faire de pire», tranche Malik Soarès. Elle cessera de se rendre aux visites médiatisées avec son fils lorsqu’il aura 4 ans, le croisera ensuite régulièrement sans le reconnaître.

Boussole

Une nouvelle rencontre fortuite, lorsqu’il a 27 ou 28 ans, «bouleverse» le guitariste. Au point qu’il décide, pour la première fois et alors qu’il avait toujours voulu laisser son parcours d’enfant placé derrière lui, de se plonger dans son dossier de l’Aide sociale à l’enfance. «J’avais besoin de comprendre», dit-il. De comprendre, puis d’en tirer quelque chose, d’artistique bien sûr puisque c’est son rayon, mais surtout «pas quelque chose de trop personnel». Malik Soarès prend de la distance et discute avec des chercheurs spécialistes de l’ASE. La conclusion fera écho à ce qu’il connaît par cœur : «Les enfants placés disent tous qu’ils ont l’impression de ne pas avoir été écoutés.»

Décision est prise : son dossier de l’ASE deviendra un spectacle conçu avec des enfants placés. Le musicien les recrute, sur la base du volontariat, dans trois foyers d’urgence des Yvelines. Une condition : qu’ils viennent tout juste d’être retirés à leurs parents. «C’est un moment de déstabilisation sociale», évalue-t-il, car ils auront à peine le temps de se faire de nouveaux copains, de se familiariser à une nouvelle école qu’ils seront de nouveau déplacés, envoyés dans des foyers plus pérennes. Quasar devra donc être leur boussole. «Je voulais qu’ils aient un repère pendant neuf mois, le temps que leur situation se stabilise. Sinon, c’est compliqué de créer un lien social, ils ont tendance à se refermer», défend Malik Soarès.

Les jeunes, âgés de 7 à 14 ans, participeront à des ateliers de théâtre, de danse, de musique, imagineront une histoire, un univers et s’exprimeront face caméra pour des pastilles vidéo qui se mêleront au spectacle final, incarné en chair et en os sur scène par quatre artistes – musiciens, comédiens, danseur. Le tout se fera sans leurs éducateurs, un prérequis indispensable aux yeux du chef d’orchestre. «Je voulais que les enfants soient dans un autre univers, dans un lieu neutre où ils puissent parler», revendique-t-il.

«La culture sert à s’émanciper d’une condition»

Quasar sera leur vaisseau, un engin spatial symbolisant leur foyer, un univers créé de toutes pièces où ils deviennent une famille et partent en quête d’un futur. Un lieu où peuvent s’exprimer les émotions, avec une note d’humour, sans pesanteur. «Ça peut être difficile en foyer, de ne pas trop voir ses parents. Le spectacle peut montrer un message : une famille, ce sont des personnes qui te soutiennent, qui seront toujours là pour toi et te donneront du bonheur», résume Alyssa, qui campe une docteur scientifique à bord du vaisseau. Le fait que le metteur en scène ait connu l’ASE, «ça fait un point commun par rapport à nous tous, il peut ressentir ce que ça peut faire de ne pas être avec ses parents», estime l’adolescente, dont les quatre frères et sœurs sont placés dans le même foyer qu’elle. «J’essaye de toujours faire des analogies avec mon parcours, parce qu’ils ont beaucoup de questions sur leur futur. Avoir un pair permet de se rassurer», affirme Malik Soarès.

Les dysfonctionnements de l’Aide sociale à l’enfance sont nombreux et régulièrement dénoncés, par des militants et des médias. Il en a conscience, mais a décidé de situer son combat ailleurs : «C’est super d’essayer de trouver des solutions.» Dans les foyers comme dans les familles d’accueil, il a pu le constater, la culture manque. Or «la culture, ça sert à s’émanciper d’une condition, sociale notamment. Ce n’est pas normal que ces gamins n’aient pas accès aux mêmes choses que les autres. Ce sont juste des enfants et ils n’ont rien choisi.»

Voilà d’ailleurs pourquoi, ce mercredi après-midi, Quasar se joue exclusivement devant des enfants placés, venus de différents foyers des alentours. «Ils n’ont pas l’habitude de voir des spectacles parlant d’eux», reconnaît Malik Soarès. Au dernier rang, une jeune fille, une douzaine d’années à vue de nez, n’aura de cesse de dire, à la fin, à quel point le spectacle était «génial». La prestation du danseur et chorégraphe Babacar Cissé, capable d’exprimer une large palette d’émotions sans le moindre mot, aura bluffé la jeune audience, habitée par un tourbillon de sentiments parfois difficiles à verbaliser. La troupe reprendra sa route la saison prochaine, direction la Belgique, pour embarquer de nouveaux publics à bord de son intime vaisseau.