Ils se sont dit «oui» devant une assemblée réunie sur Zoom. La cérémonie, décrite comme «intense et pleine d’amour», eut lieu le 8 janvier 2021 avec des témoins, la famille, les amis, un faire-part avec cœurs rouges, typo romantique, et deux signatures. Pour un peu, les internautes croirait au grand théâtre de l’amour habituel. Pourtant, le contrat qui lie Jeanne et Mike n’acte pas la promesse d’une union pour la vie. Photographié sur Instagram dans sa jolie chemise en cuir rouge, le document définit les termes et clauses d’une relation amoureuse de 365 jours entre deux inconnus, à l’issue de laquelle les deux parties pourront décider de ne plus jamais se voir ou de s’unir à jamais. Un pacte faustien ? Plutôt un curieux jeu de rôles entre adultes consentants, imaginé par la performeuse suisse Jeanne Spaeter et minutieusement élaboré avec un avocat chargé de cadrer juridiquement cette expérience laboratoire sur le couple hétérosexuel contemporain.
Gratouilles dans les cheveux
Dans le rôle des deux souris : Jeanne Spaeter elle-même et un jeune homme inconnu choisi par petite annonce après trois mois de recherche. Il était important, explique aujourd’hui Jeanne devant un café, que le critère de ce choix ne soit pas l’attraction : «Le but était de voir si en mettant le costume du couple sur deux personnes, on pouvait s’approprier le costume.» Quel genre d’individu pouvait être assez téméraire, fantasque ou désespéré pour accepter les termes de «Relation amoureuse de qualité» ? «Mike, 27 ans, Berne, passionné par la littérature de science-fiction, les jeux vidéo, travaille dans le magasin de voiture de son père.» Ensemble, Jeanne et Mike ont lu le contrat dans un genre d’entretien d’embauche, ont discuté de ce que recouvrait exactement le terme «rapport sexuel», puis Jeanne a laissé à Mike le soin d’ajouter ou non une clause de monogamie. Et voilà qu’un amoureux d’un autre milieu socioculturel et professionnel acceptait donc de se soumettre avec elle aux caméras d’un Loft Story sauce Sophie Calle.
Car il fallait pour Jeanne et Mike accepter d’adopter tous les us et coutumes publics comme privés d’un couple contemporain, du sobriquet aux premières gratouilles dans les cheveux. Accepter aussi de tenir un journal de la relation avec questionnaire d’évaluation mensuel et bilan vérifiant si les 4 relations sexuelles, 12 nuits communes, 32 heures de rendez-vous minimum chaque mois et autres clauses du contrat étaient respectées, accepter d’archiver le moindre artefact signifiant (briquet, bouchon de bouteille, cadeau) façon enquête scientifique. Puis, se demander si la fiction du couple tue le couple ou s’il le crée, prendre le risque d’aimer le jeu, prendre le risque d’oublier le jeu, se demander si le jeu est drôle ou profondément cruel, se demander s’il n’est pas tout aussi cruel que bien des relations habituelles.
«Nous nous sommes mutuellement utilisés»
Environ 4000 personnes ont suivi l’histoire de Jeanne et Mike sur Instagram, commentant visio, journaux de bord, photos du couple au Moulin Rouge, à la pyramide du Louvre, en train d’accrocher des cadenas d’amour au Pont des arts à Paris… «Bien sûr, quand je m’adonnais à tous ces clichés de l’amour romantique, je ne savais plus si j’étais seulement dans l’ironie ou s’il n’y avait pas en dessous le désir d’appartenir à cette norme et de la ressentir.» Mais l’émotion était incompatible avec le statut d’auto-cobaye. Jeanne s’en est très vite aperçue. «Toutes mes réactions étaient guidées par l’intérêt supérieur du projet artistique. Quand Mike m’a annoncé qu’il m’avait trompée, ma première réaction a été “chouette, c’est intéressant”. En fait j’ai joué la colère, puis j’ai ressenti la colère, et je ne savais plus si j’avais moi-même généré ce truc-là.»
Les lignes de crête de l’éthique passionnent cette jeune artiste suisse, déjà autrice d’une incongrue «étude de marché visant à l’amélioration des performances romantiques de Jeanne Spaeter». On sent ce feu à la manière dont les pupilles des yeux s’allument lorsqu’on la fait réagir aux critiques d’«instrumentalisation» qu’elle a pu lire sur le compte Instagram du projet. «Mike aussi avait son intérêt», croit-elle savoir, décrivant le jeune homme comme un trentenaire subissant maintes pressions sociales liées au célibat de la part de son entourage. «Nous nous sommes mutuellement utilisés, manipulés. C’était parfois dégueulasse et parfois marrant. Comme dans n’importe quel rapport humain ou de couple où personne n’est à l’abri de manigances. Ce n’est pas parce que ce couple était sous contrat qu’il n’était pas réel.»
Jeu participatif
«Relation amoureuse de qualité» a suscité l’intérêt de la sociologue Eva Illouz, spécialiste du couple qui en a disséqué les mécaniques dans Pourquoi l’amour fait mal : l’expérience amoureuse dans la modernité (Seuil, 2012) ou la Fin de l’amour, enquête sur un désarroi contemporain (Seuil, 2020). Jeanne Spaeter connaît ses écrits sur le bout des doigts, lui a envoyé des fleurs, l’a demandée comme tutrice du projet à l’époque où elle ne savait pas encore si «Relation amoureuse de qualité» serait simplement un compte Instagram, une expo, un spectacle. Deux ans et quelques après les premiers tubes à essai, l’expérience est devenue les trois à la fois : un spectacle-installation à mi-chemin de la conférence et du jeu participatif façon espace game. Sur le plateau de Berne (fin juin) et de Genève (en novembre), Jeanne se tient seule face aux spectateurs avec, disposés sur une grande table, la time-line et les reliques d’une relation rompue avant le terme du contrat. Mike a jeté l’éponge au bout de huit mois, «déprimé» écrivait-il par SMS, de ne pas se sentir aimé. Il n’a pas souhaité, comme Jeanne lui proposait, que les spectateurs puissent l’appeler sur son téléphone portable à la fin du spectacle. A Jeanne, qui ne sait pas si elle l’apercevra un jour au fond de la salle, il a simplement envoyé : «J’espère que tu aimes et es aimée.» L’œuvre aurait-elle été aussi intéressante si Mike était resté ?