Il est 23h28 au Grand Théâtre de Genève. Le chœur s’avance, comme l’exigent les didascalies du livret, et projette les derniers mots de saint François d’Assise – «Il ressuscite de la force, de la gloire, de la joie» – nous laissant extatique, comme en 1983 au Palais-Garnier, où l’opéra d’Olivier Messiaen fut créé sous la baguette de Seiji Ozawa. L’affaire, débutée à 18 heures, n’était pourtant pas gagnée, en raison de l’orchestre et du chœur relégués en fond de scène, réduisant les accords-couleurs futuristes, les pépiements frénétiques des percussions, et les gestes musicaux, dirigés par Jonathan Nott, à une bande-son terne, comme échappée d’un poste de radio, quand cette «musique céleste» doit laisser l’auditeur «terrassé» et «anéanti». A Garnier, la contrainte spatiale avait été un atout : la répartition des forces instrumentales sur des promontoires et dans les balcons latéraux, et celle du chœur sur deux grands escaliers encadrant l’action scénique, amplifiaient l’effarante verticalité de l’écriture de Messiaen.
Hideuses vidéos de robots
Ni exultation bernsteinienne ni alliages de timbres envoûtants ni ondes Martenot déchirant l’espace acoustique à Genève, où l’on a laissé toute latitude à Adel Abdessemed qui signe mise en scène, décors, vidéos et costumes, pour un résultat stylistiquement disparate (guenilles de SDF bardées d’objets usuels, hideuses vidéos de robots, caddies de supermarché, sculpture de pigeon…) voire saugrenu, dont une scène de hammam, sous prétexte que l’ouvrage manquerait de personnages féminins. Le fameux plasticien nous infligera-t-il des joueurs du PSG sous la douche quand il montera les Dialogues des carmélites ? S’il rate le tableau des «Stigmates», Abdessemed déploie une vraie direction d’acteurs dans «Le baiser au lépreux» et «La mort et la nouvelle vie», et n’est pas toujours hors sujet : on en veut pour preuve la reproduction des ailes de l’Ange, inspirées à Messiaen par Fra Angelico, celle de la fresque de Cimabue dans la basilique d’Assise, ainsi que les vidéos de volatiles, comme dans la production de Peter Sellars, présentée en 1992 à Salzbourg et Bastille, même si elles échouent ici à animer le «Prêche aux oiseaux».
Epopée de la douleur et de la grâce
L’humilité et le respect des chanteurs, pour cette épopée de la douleur et de la grâce, sont heureusement sans failles. Le baryton anglais Robin Adams incarne le rôle-titre avec une humanité, une vaillance et une diction laissant pantois, même quand on a entendu son créateur José Van Dam. Le Lépreux du ténor Ales Briscein est solide et engagé. L’Ange de la soprano Claire de Sévigné offre l’aigu le plus souple et brillant depuis Christiane Eda-Pierre à Garnier. Quant au chant noble et fervent des six Frères, du Léon de Kartal Karagedik au Massée de Jason Bridges, il nous transporte loin au-dessus de ce capharnaüm visuel, jusqu’aux «étoiles» scintillant dans la nuit toscane.