Menu
Libération
Série

Après «Game of Thrones», «House of the Dragon» mène un trône d’enfer

Game of Thronesdossier
La nouvelle série dérivée de «Game of Thrones» prend le pari réussi de se démarquer de sa grande sœur en centrant l’essentiel de la narration autour des intrigues de cour et des pervers jeux de pouvoir.
Ce spin-off est centré sur la maison Targaryen, à partir des «chroniques» «Feu et Sang» de George R. R. Martin. (OCS)
publié le 19 août 2022 à 15h54

Au fond d’une forêt épaisse, en marge d’une chasse à cour dispendieuse, un roi se tient face à un cerf majestueux. Brandissant le verdugo procuré par ses suivants, il tâche de porter l’estocade, et échoue, pathétique, deux fois. Dans la pénombre d’un bordel, une assemblée de mercenaires et de prostitués trinque à la gloire de celui dont elle rêve tristement qu’il pourrait devenir son monarque, le très dissolu frère du roi, alors que ce dernier noie son envie, et sa rage, dans l’alcool et la débauche. A l’écart d’un mariage que tout annonçait comme historique, un rat se repaît du sang versé lors d’une bousculade, bouffée d’ultraviolence qui fait bien pire que gâcher la fête, achève de jeter le discrédit sur cette union à laquelle personne ne croit.

A quel moment d’une vie commence l’agonie ? A quelle étape de l’âge d’or d’une civilisation débute la décadence qui mènera à sa fin ? Voici le programme de House of the Dragon, premier show dérivé de la toute dernière série télévisée de l’ère dite de la «machine à café», la plus discutée et la plus regardée au monde jusqu’à ce que les plateformes de streaming fassent tout voler en éclat, Game of Thrones.

Adaptée d’un double volume de «chroniques» (Feu et Sang, publié en 2019 chez Pygmalion) et d’un chapelet de nouvelles éparses du créateur de son univers de fantasy médiévale très sombre, l’Américain George R. R. Martin, House of the Dragon se déroule près de deux siècles avant les événements contés dans le Trône de fer (livres et série). Soit une ère présentée jusque-là au passé, époque révolue de prospérité et de stabilité. Jusqu’à son évanouissement provoqué par les dérives d’un roi dément, sa dynastie de régnants, les Targaryen, cousins imaginaires, chevaucheurs de dragons et blonds platine – exclusivement – des Carolingiens, a en quelque sorte fondé la modernité à laquelle aspireront de retourner les personnages de Game of Thrones 170 ans plus tard. Tout l’enjeu de House of the Dragon, subtilement pervers, étant bien entendu de mettre à sac la légende en nous présentant ce soi-disant âge d’or politique comme une ère d’agitation et de déclin avant l’heure, preuve par la dépravation des puissants qu’aucun âge d’or n’a jamais existé.

Chacun a ses tourments et des raisons

Comme attendu de la part de Martin, passionné de la dynastie des Tudor en Angleterre et admirateur avoué des Rois maudits de Maurice Druon, House of the Dragon se déroule donc exclusivement chez les puissants. Projeté dans une semi-pénombre constante, révélatrice de l’esprit de sérieux très docte choisi par les showrunners Miguel Sapochnik et Ryan Condal – on n’est pas dans un roman d’Hilary Mantel –, on y suit au départ les intrigues de palais autour du roi, Viserys, de son frère, le tourmenté Daemon, de sa fille Rhaenyra, de la meilleure amie de celle-ci, Alicent, fille du conseiller du roi, Otto Hightower. Chacun a ses tourments et des raisons, plus ou moins discutables, de penser que la vie de monarque n’est pas plus enviable que celle de tout un chacun. Viserys a des pustules sur le dos, Daemon bout de la faiblesse politique de son frère, Rhaenyra aimerait devenir chevalier plutôt que potiche à la cour et pondeuse de futurs rois («le lit d’accouchement est notre champ de bataille», lui assène sa mère, avant de préciser qu’elle «pue le dragon»). Surtout, toutes et tous sont obsédés par le trône, la délicate question de sa succession s’avérant d’ores et déjà problématique, intensément. La reine consort est certes enceinte, mais qu’adviendra-t-il si elle accouche d’une fille, et pas d’un garçon ? Car rien n’interdit que soit couronnée une reine plutôt qu’un roi, mais tous ont en mémoire qu’à la mort de Jaehaerys, le monarque précédent, fut écartée sa descendante la plus directe, Rhaenys, cousine de Viserys. Et que dire de la rébellion qui gronde à la lisière du royaume, cette «triarchie» rassemblant pirates et ennemis du régime, que rêve d’écraser Corlys Velaryon, le «Serpent de mer», descendant de la plus ancienne dynastie du royaume, les Valyriens ?

On le palpe, on le sent très tôt, House of the Dragon, dont l’intrigue semble au départ bien plus ramassée et concentrée que celle de Game of Thrones, est très compliquée en son dedans, et ne va cesser de se recompliquer plus avant (de larges ellipses temporelles, parfois de plusieurs années, aidant). Survenues du dehors, de la fatalité, ou provoquées par les plus proches intrigants (la famille même), les catastrophes abondent et électrisent, bien plus que les batailles épicées par l’intervention des dragons : ce sont les manigances qui font couler le sang, éclater les crânes et couper les langues (en gros plan). C’est pour elles aussi que House of the Dragon pourrait bien faire un nouveau succès immense, en dépit du poids de celle qui l’a précédée.

Obsession du sang

Car si on ne remarque aucune différence notable avec Game of Thrones dans les partis pris esthétiques (photo mordorée, architectures virtuelles et beaux costumes), de langue (accent oxfordien à tous les étages) ou de mise en scène (l’heure n’est plus à l’interprétation des auteurs mais aux franchises cohérentes au maximum pour optimiser leur mise en boîte et en relation), ce spin-off est un vrai pas de côté, qui prend le risque de tout miser sur le roman du pouvoir. Et parie sur l’échappatoire, idéal en ces temps de chaos politique rampant, de la monarchie la plus délirante, toujours plus simple à rendre romanesque que la démocratie. Les dynasties royales offrent bien sûr sur un plateau symboles et symétries, allégories et métaphores aisées où les scories intimes ne menacent rien de plus grave que de briser la lignée. Mais House of the Dragon s’autorise en sus d’en rajouter une couche, subversive, avec l’obsession du sang – celui qui rend blond (oups), celui qui permet de contrôler les dragons, celui qui rend fou du cul (le feu) – la grande question de la série étant : qui, parmi ceux qui sont nés riches et puissants succomberont à quelles malédictions, la folie, le mariage mal arrangé ou l’accession au pouvoir lui-même ? «A la fin, l’indécence prévaudra», nous susurre un personnage vers le milieu de cette première saison. Voir autant d’abjection dans une série blockbuster, chargée de rapporter des milliards et de ne pas décevoir après le succès cosmique de celle à laquelle elle emboîte le pas, est délicieux autant qu’inespéré.

House of the Dragon, de Miguel Sapochnik et Ryan Condal, à partir du 22 août sur OCS.