Comment ça va, la création sérielle, en 2023 ? Remarquablement bien, s’est-on écrié à plusieurs occasions dans les salles de projection blindées de cette 13e édition particulièrement engageante et fastueuse. Tentative de sélection en huit séries, avec l’espoir que toutes se retrouvent bel et bien sur les écrans français dans un futur proche.
«Apagón» (Espagne)
De Rodrigo Sorogoyen, Rafael Cobos, Raúl Arévalo, Isa Campo, Alberto Rodríguez et Isaki Lacuesta
«Tout est bien bien plus complexe qu’on ne s’y attendait.» Banalité du contexte, dinguerie de l’événement. Une improbable tempête solaire déboule à vitesse grand V sur l’Espagne et fait sauter les plombs de tout le pays, quelques temps après une improbable pandémie mondiale. Apagón («coupure électrique») est prétexte à conter le pire et l’infiniment humain, et à inviter cinq cinéastes de la nouvelle génération espagnole dont Sorogoyen, derrière El Reino et As Bestas, qui bastonne un premier épisode redoutable, filmé au cœur du gouvernement, et rappelle le Shin Godzilla d’Hideaki Anno (2016). Aucune métaphore eschatologique, seulement la réalité crédible de l’effondrement, incroyablement tendue et déprimante, de l’hôpital aux rationnements.
«Barzakh» (Inde-Pakistan)
De Shaila Kejriwal et Waqas Hassan
Magnifique d’ampleur et de bizarrerie, cette coproduction évoque les haines familiales recuites de Succession mais par le prisme du fantastique et de la cosmogonie indo-pakistanaise. Répondant à l’appel d’un patriarche fatigué qui prépare un énième remariage, plusieurs générations d’une grande famille pakistanaise se pressent et se déchirent autour d’un père qui règne en roitelet cruel sur une vallée où il a amené l’électricité et le tourisme. Forteresse clinquante entourée de montagnes de 7 000 mètres, l’hôtel qui offre son cadre à la série se révèle peu à peu en outre-monde poisseux, poreux, où les morts marchent au côté des vivants. Un drame enivrant au purgatoire.
«La Ruta» (Espagne)
De Borja Soler
Comment dirait-on «we blew it» – on a foiré notre coup, d’après la fameuse sentence d’Easy Rider – en espagnol ? La série de Borja Soler nous conte à rebours, de 1993 à 1981, le lent effilochage des idéaux de la Movida à Valence, à travers les destins enchevêtrés d’une bande d’amis fondus de musique, depuis l’explosion punk de la Contra Ola jusqu’aux compromissions de la house commerciale. Et plus que le synopsis, moins programmatique qu’il n’y paraît, c’est le geste de la mise en œuvre, sèche et ample, qui impressionne. Celle de Soler, compagnon de route de Rodrigo Sorogoyen (encore lui) vraisemblablement très au fait du milieu qu’il décrit, celui de la contre-culture, des concerts new-wave, des after techno au petit matin. De fête en fête, d’embrouille en embrouille, une belle série sombre, et vibrante.
«Nolly» (Royaume-Uni)
De Russell T. Davies
Qui a voulu la peau de Noele «Nolly» Gordon, superstar du soap-opéra Crossroads pendant plus de vingt ans ? C’est le joli macguffin réflexif de ce biopic d’une star du petit écran britannique, dispendieusement virée à l’orée des années 80 après quatre décennies de carrière sur les planches puis à la télé, et dont la fin de carrière trivialement funeste fait un hommage émouvant (porté, formidablement, par Helena Bonham Carter) à la fugacité de l’art de la série. Comme un pied de nez à celui du cinéma qui se préoccupe beaucoup, ces jours-ci, de son immortalité, cette formidable mini-série, mi comédie enlevée mi mélo point trop lourd est un beau geste, drôle, tendre, cruel du très malin, décidément, Russell T. Davies.
«A Body That Works» (Israël)
De Shay Capon et Shira Hadad
«J’ai peur que ça complique les choses si on se rapproche d’elle. – En mettant notre bébé en elle, elles se sont déjà compliquées». Voici résumées, en un échange, l’enjeu de Goof Shlishi, nouvelle série du network Keshet et énième démonstration du savoir-faire de l’écriture sérielle israélienne. Une étude de mœurs urgente, puisque son sujet est la relation triangulaire qui se noue entre un couple et la mère porteuse enceinte de leur enfant ; aussi une étude de characters, qui embarque dans son récit intriqué de nombreux personnages atypiques, pourtant tous emblématiques de la société israélienne au moment M.
«Les Gouttes de Dieu» (France, Etats-Unis, Japon)
De Quoc Dang Tran
Et le grand prix de l’improbable revient sans coup férir à cette adaptation du manga éponyme de Tadashi Agi, mondo pudding invraisemblable déroulé dans le monde du vin et qui transforme l’œnologie en une discipline super-héroïque, entre magie à la Harry Potter et sport de niveau. On pense «invraisemblable» parce qu’en dépit d’une mise en forme très qualité française (à mi-chemin entre Meurtres au Pays Basque et les Vacances de l’amour), les Gouttes de Dieu bénéficie d’un faste éminemment visible à l’écran et surtout d’une efficacité narrative emballante. Pour le dire autrement, ça ressemble proprement à un manga, du kitsch illustratif aux acteurs, qui, exception faite de Gustave Kervern, semblent engendrés sous la main d’un mangaka fétichiste des grands yeux (ceux de Fleur Geffrier) et d’Alain Delon (sculptural Tom Wozniczka). In fine ça donne envie de boire, mais pas pour de mauvaises raisons, en tout cas pas celles qu’on pourrait croire.
«Sous contrôle» (France)
De Erwan Le Duc
Rare incursion d’Arte sur le terrain de la comédie, ce trente minutes qui suit les premiers pas malhabile d’une humanitaire (Léa Drucker) propulsée au ministère des Affaires étrangères offre une variation plutôt séduisante sur le burlesque de la politique, à l’image de Parlement, Veep ou de la BD Quai d’Orsay. Moins perchée que son joli Perdrix, la série d’Erwan Le Duc séduit surtout par la trivialité avec laquelle elle s’empare de sujets graves. A l’image de sa scène d’ouverture concentrée sur la solitude du jihadiste humilié qui au moment d’exiger une rançon se casse les dents sur une boîte vocale : «Ambassade de France, bonjour, veuillez rester en ligne.»
«Milky Way» (Grèce)
De Vasilis Kekatos
Dans sa dernière année de lycée, Marie déteste tout : l’internet qui rame, les mecs en débardeurs en hiver, ce paysage plat et morne qui matérialise son interminable ennui. Elle rêve de la ville, de devenir danseuse pour Cardi B, d’échapper à l’attraction de son petit milieu conservateur. On est dans la cambrousse grecque mais on pourrait être dans le Midwest. Récit adolescent flottant, Milky Way se façonne dans les yeux de Marie, à travers de jolis clairs-obscurs taillés au néon et des peintures minimalistes et romantiques où un jeune mec en Yamaha est filmé comme un chevalier sur sa noble monture. Avant le rappel au réel, le retour à une image sèche, le bahut, les parents et une grossesse non désirée qui vient fracasser la possibilité d’un avenir.