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«Seinfeld», le sitcom-back sur Netflix

Le chef-d’œuvre, série absurde des années 90, et ses héros couards, veules et immatures, débarquent dans le catalogue Netflix.
De gauche à droite, les acteurs Michael Richards, Julia Louis-Dreyfus, Jerry Seinfeld et Jason Alexander. (AFP)
publié le 1er octobre 2021 à 19h00

«Il n’y a que de grandes peines et de petits gains pour ceux qui demandent au monde de leur donner l’explication de tout», écrivait Herman Melville dans Moby Dick. C’est d’autant plus vrai que les meilleures choses de la vie ne disent fondamentalement rien de rien. L’amour ne parle de rien, les chansons de Bob Dylan ne parlent de rien, le sexe ne parle de rien – imaginez : «On a couché ensemble !» «Alors ?» «c’était super !» «et ça parlait de quoi ?» «de la criminalité au XVIe siècle et de la répartition équitable des terres agraires comme un fondement de l’ordre social !» Comme tout ce qui compte vraiment, Seinfeld ne parle de rien. A vrai dire, c’était même l’argument fondateur du projet – une série qui ne parle de rien, littéralement. Bien sûr, il y a eu tout au long des neuf saisons diffusées entre 1989 et 1998 sur NBC aux Etats-Unis (à partir de 1993 en France, sur Canal+) quelques thèmes récurrents, comme le base-ball et la nourriture (sur place ou à emporter). Mais pour l’essentiel, Seinfeld consistait effectivement juste en une avalanche de discussions et digressions, rythmant le quotidien tempétueux de quatre amis – Jerry Seinfeld, comédien immature, Cosmo Kramer, glandeur azimuté, Elaine Benes, furie ambitieuse, et George Costanza, abomination morale ambulante – qui, 180 épisodes durant, insultent des nouveau-nés, sont confondus avec des leaders d’extrême droite, se font menacer de mort par des clowns, affrontent leurs doubles, se perdent dans des parkings souterrains ou décident, dans un des premiers grands moments «meta» de l’histoire de la télévision, de créer eux-mêmes une série-qui-ne-parle-de-rien. Il faut dire que dans Seinfeld, la frontière entre réalité et fiction est extrêmement poreuse : l’auteur et vedette-titre y joue une version exagérée de lui-même, comique de stand-up jouissant d’un certain succès, incapable de s’engager dans une relation durable, et George Costanza, son ami veule et grotesque (interprété par l’incroyable Jason Alexander) est une décalque de Larry David, le scénariste et cocréateur de la série.

Plus proche de Beckett que de «Friends»

Chef-d’œuvre d’écriture, sommet d’absurdité acide, autel à la gloire de la lâcheté, de la pingrerie et de l’ignominie ordinaire, Seinfeld fait partie de ce que la télévision a produit de meilleur dans les années 90 et reste aujourd’hui encore un modèle de sitcom parfaite, à la fois tradi (décors en placo, rires en boîte) et hors format (absolument tout le reste). Surtout, un succès fracassant qui a réuni entre 20 et 30 millions de téléspectateurs par saison aux Etats Unis et remporté pas moins de 74 prix, dont 10 Emmy Awards. Etonnant ? Pas tant que ça. Seinfeld rappelle en effet une autre série, elle aussi immensément populaire malgré ses aspects sombres et tortueux : la bande dessinée Peanuts de Charles Schulz. Même dans ses moments les plus innocents, l’humour de Peanuts restait froid, mordant, et ses personnages foncièrement désespérés – c’est une BD plus proche de Tchekhov ou Beckett que de Tintin ou Spirou. De la même manière, Seinfeld a beaucoup plus en commun avec Beckett ou Harold Pinter qu’avec l’abominable Friends. Comme Peanuts, Seinfeld joue l’épure, le minimalisme – deux, trois personnages, réunis dans le box d’un diner, un appartement spartiate ou devant un mur de brique. Dans Peanuts, les personnages ont le cœur pur mais ne sont jamais récompensés pour cela, ils mordent la poussière, strip après strip, se fracassant sans cesse contre le mur des désillusions. En ce sens, Seinfeld est moins vicieux : il n’y existe aucun personnage au cœur pur. Tous, sous leur apparente normalité, sont veules, couards, infréquentables. Dans Peanuts, personne ne vieillit jamais – et personne ne grandit jamais non plus. Pareil dans Seinfeld : en dix ans de série, pas une ride ne s’installe et les personnages n’apprennent rien de leurs erreurs. Au contraire, ils s’enfoncent toujours plus profondément dans l’absurdité, jusqu’à un final dantesque où ils payeront leur immaturité au prix fort.

76 millions de téléspectateurs

Cet ultime épisode, The Finale – c’est son titre – marquait le retour au scénario de Larry David, seul aux commandes, après deux années d’absence, qui ont vu Seinfeld faire une embardée vers le nonsense pur, avec parfois des résultats ahurissants (The Merv Griffin Show, moment authentiquement fou de la saison 9). Tourné en cinq jours, sans public, contrairement à tous les autres épisodes, pour accentuer son côté surréaliste, The Finale voit Jerry, George, Elaine et Kramer jetés derrière les verrous après un ultime acte de lâcheté, et traînés devant un juge qui va faire défiler à la barre des témoins tous les personnages qu’ils ont tourmentés neuf saisons durant. L’occasion pour Larry David de jouer un tour aussi acrobatique que cruel aux spectateurs, réunis en masse devant leur téléviseur pour réaliser clairement, brutalement, que les personnages qu’ils suivaient depuis dix ans étaient de parfaites ordures. L’épisode connaîtra une audience exceptionnelle, réunissant le 14 mai 1998 quelque 76 millions de téléspectateurs américains, soit les populations totales de la Thaïlande et du Danemark combinées. Un chiffre insensé pour un moment de télé aussi sombre et vertigineux – que tout le monde ne digérera pas. Un spectateur au moins n’arrivera pas au bout des 56 minutes : Frank Sinatra qui, posté devant son téléviseur comme une bonne partie de l’Amérique, sera foudroyé par une attaque cardiaque durant la pause publicitaire. Il décédera quelques heures plus tard. Personne cependant ne pourra blâmer l’intervention tardive du personnel hospitalier : le chanteur a pu être conduit aux urgences en un temps record. Comme dans un rêve absurde ou un univers altéré, les autoroutes de Los Angeles étaient vides. Les gens étaient tous chez eux en train de regarder la série. Qui ne parlait de rien et pourtant leur disait tout.

Seinfeld, série créée par Jerry Seinfeld et Larry David, 9 saisons, 180 épisodes de 22 minutes, sur Netflix.