Comment diable en arrive-t-on, un soir d’hiver, à cliquer sur une série au titre impossible, qui semble tout droit tiré d’une chanson de boys band circa 1996 ? Les forçats du couvre-feu le comprendront aisément… Mais comment se retrouve-t-on, en revanche, à en engloutir la totalité à grande vitesse ? C’est bien là le miracle de l’écriture anglo-saxonne pour rendre parfois passionnants, subtils et addictifs des objets a priori grossiers.
Toujours là pour toi, donc, qui répond en VO au titre, beaucoup plus convenable, de Firefly Lane, a été mis en ligne sur Netflix début février, sans grands tambours ni trompettes. Elle est adaptée d’un best-seller d’une des reines de la chick lit américaine, Kristin Hannah, qui a vendu, dans le monde, des millions d’exemplaires de ses romans «féminins». Toujours là pour toi, ou TLPT pour aller vite, ne déroge pas à la règle et raconte bien une histoire féminine, doublement même, car elle suit sur trente ans les relations et l’amitié indéfectible qui lie deux femmes, de leurs 14 ans à leurs 45 ans.
Le récit se tricote autour de trois temporalités : en 1974 au moment de la rencontre des deux adolescentes, dans les années 80 alors qu’elles débutent dans la vie professionnelle, et enfin en 2003, lorsque à près de 45 ans c’est pour toutes deux l’heure d’un premier bilan existentiel. Chaque époque donne lieu à des reconstitutions assez voyantes, voire outrées, en termes de décors et de costumes, mais c’est sans doute surtout pour que le spectateur s’y retrouve en un coup d’œil.
De la finesse sous la guimauve
Au cours de ces trente années, deux vies se déroulent donc devant nos yeux, avec leur lot de grands chagrins et d’amourettes, de déceptions et d’emballements. TLPT assume fièrement son côté soap opera, tout en affirmant haut et fort que ce n’est pas une raison pour traiter les affects au rabais. Larmoyante et enthousiasmante, aussi cheesy qu’agréable, un brin ringarde autant que brillante, la série propose quelque chose qui va complètement à contre-courant des séries contemporaines, complexes, sombres, souvent très conscientes d’elles-mêmes, mais renoue avec un aspect primordial : la proximité bientôt familière avec des personnages qu’on a envie de suivre jusqu’au bout de leur histoire.
C’est aussi dû au duo d’actrices, particulièrement réussi : à Katherine Heigl qui campe, avec aplomb et l’arrogance nécessaire, une présentatrice vedette de télé au passé familial difficile, executive woman déterminée et fêlée à la fois, s’oppose la discrète Sarah Chalke qui a abandonné ses rêves de briller dans les coulisses en tant que rédactrice en chef quand elle a épousé son producteur. Brune et blonde, elles sont opposées et complémentaires, et leur amitié réelle et palpable. Deux vrais parcours de femmes, qui ont dû composer avec l’attente de la société, les hommes, leurs qualités réelles et freins potentiels. Un détail très beau de la série, et assez rare pour le souligner, c’est à quel point le talent inné pour l’écriture de la discrète Kate, éternelle femme de l’ombre, est très souvent mis en avant et valorisé. Martelé même.
Mais, outre cette finesse présente au milieu des couches de guimauve, ce qui distingue TLPT, c’est sa maîtrise sophistiquée de la gestion du temps. On pense bien sûr à This Is Us pour les temporalités parallèles qui éclairent les destins des personnages sur plusieurs décennies. Le roman n’avait pas cette structure temporelle, il suivait ses héroïnes linéairement de 1974 à 2003. C’est l’invention de la série que d’avoir déplié le temps en plusieurs couches, et c’est le signe d’une compréhension profonde de l’essence même du récit sériel, conçu pour nous accompagner sur plusieurs années. Nous voir vieillir.
Ultime sophistication, les auteurs et réalisateurs de la série mettent un point d’honneur à toujours, ou presque, trouver un point de raccord entre les scènes même quand dix ou quinze ans les séparent. Une petite trouvaille ludique pour faire fait écho et lien : tel personnage ouvre un journal en 1974 et le referme en 1983. Cela peut donner lieu à des raccords particulièrement vertigineux, comme celui où un fondu enchaîné donne l’impression que Kate observe depuis un encadrement de porte son tout premier baiser avec l’homme dont elle est en train de divorcer. C’est là la véritable puissance de cette série, qui cache bien son jeu derrière ses intrigues Kleenex et ses bons sentiments, ses coiffures choucroutées et ses bluettes bubble-gum. Cette façon d’entrer dans les pensées des personnages presque par effraction, sans s’excuser, et de naviguer dans un océan à l’amplitude universelle : les méandres des souvenirs qui à la fois hantent et illuminent nos vies.