Le metteur en scène Thomas Quillardet est seul sur la scène et on ne le lâche pas une seconde. C’est rare. Une banale chaise pliante, des vêtements neutres, les siens, un silence qui dure anormalement après qu’on s’est installés. Tiens, des retardataires arrivent un peu essoufflés d’avoir monté au pas de course les quatre étages qui mènent à la Coupole, ce nouvel (et bel) espace de représentation dans les hauteurs du Théâtre de la ville. Font-ils partie du spectacle ? Sont-ils des spectateurs lambda ? Voilà, nous sommes au complet, nous informe-t-on, dans le groupe de paroles, et pendant une heure et demie en immersion dans un service d’addictologie à l’hôpital. Invité dans le cadre du partenariat que le Festival d’automne a noué avec l’AP-HP, Thomas Quillardet y a passé six mois en résidence, a assisté aux réunions avec des personnes à l’hôpital de jour qui souffrent de dépendance à l’alcool, la drogue, le sexe, tout comme à celles de «débriefing» des soignants.
Dans ce service, le metteur en scène a mené un atelier théâtral, rêvé tout haut de monter une comédie musicale, et pourquoi pas en roller ? Durant ces six mois, il y a eu des hauts euphorisants et des bas plombants que la représentation restitue avec la force et l’émotion du présent. Le problème n’est pas tant les patients, leur appétence relative à la proposition qui leur est faite, ou encore le sentiment pénible de les mettre «en échec», que l’empreinte qu’ils laissent sur le metteur en scène, auteur, comédien. Comment s’en défaire ? Le faut-il seulement ? Comment ne pas rêver la nuit à Ludivine, Olivier, Françoise, Shinzo, Marie-Solène et poursuivre sa vie comme si de rien n’était, une fois rentré chez soi ? «Tu fais partie du dispositif de soin, maintenant», lance un soignant, c’est-à-dire Thomas Quillardet aux spectateurs.
«Pathologie de l’abandon»
Ecrire qu’on ne peut pas écrire est un grand classique qui a produit les chefs-d’œuvre que l’on sait. Jouer l’impossibilité de jouer, fût-elle celle d’acteurs amateurs, et la dissolution d’un projet est plus rare. Mais ici, la grande réussite de Thomas Quillardet, sa présence captivante et démultipliée, tient à la manière dont il convoque tout un petit monde, montre les liens et les sentiments, fait parler soignants et patients, sans jamais se substituer à eux. Autrement dit, il n’a pas besoin de recourir au mime, ou de créer des personnages fictifs et factices pour faire entendre une foule de voix, rendre tangible un espace et l’essence d’une maladie, «pathologie de l’abandon» expose une psychiatre. Il y a une vulnérabilité dans cette manière de se présenter seul sur un plateau, de chanter, à la toute fin, a cappella, sans aucun soutien, le tube brésilien Delaveraveraboom. Mais surtout un art d’équilibriste dans cette manière d’opérer par glissements successifs, sans jamais surligner l’identité toujours provisoire du narrateur.
On pourrait s’y perdre, ce n’est pas le cas. On est suspendu à cette ligne, quelques indices, les prénoms, le ton, suffisent à la clarté. Une émotion poignante saisit lorsqu’on comprend que ce n’est pas le projet d’un spectacle qui se délite, mais l’ensemble du service, brusquement mis à la rue, patients et soignants dans un même bateau qui coule, faute de moyens. «Je ne suis pas acteur» précise plusieurs fois Thomas Quillardet à ses interlocuteurs. Il se trompe ou les trompe. D’autres artistes – Fanny de Chaillé, Samuel Achache, Emilie Rousset – participent ou participeront à ces actions au long cours dans différents services de l’AP-HP, imaginé par le festival d’automne pendant la crise sanitaire. La spécificité du geste est qu’il n’est pas soumis à l’obligation de présenter à terme un spectacle.