Certaines réactions à mon « post » sur le discours européen de Tony Blair montre que, décidemment,
Albion est toujours perçue comme « perfide » par les continentaux
, quoi qu’elle fasse ou dise. Certes, il ne s’agit pas de nier que les Britanniques ont un enthousiasme européen plus que tempéré et que leur politique a souvent consisté à ralentir l’intégration communautaire. Mais il faut se méfier des jugements à l’emporte pièce. Ainsi, lors d’un déjeuner au Parlement européen, la semaine dernière, Jean-Louis Bourlanges, eurodéputé UDF, et Eneko Lamdaburu, directeur général de la Commission européenne chargé des relations extérieures, n’ont pas hésité à affirmer que
le rêve fédéral était mort avec l’adhésion du Royaume-Uni en 1973
.
Il est un peu facile de faire d’Albion le bouc émissaire des échecs européens. D’autres
pays n’ont pas plus la fibre européenne qu’elle : la Pologne, avant et après son adhésion, a ainsi montré qu’elle était prête à défendre bec et ongles ses intérêts nationaux. Les commentateurs l’ont abondamment souligné à la suite de son hésitation à accepter le compromis sur la TVA –même si au final, elle a levé son veto. L’Espagne d’Aznar a aussi, en son temps, endossé ce costume de « mauvais européen ».
Mais que dire de la supposée « europhilie » française? Car la France a une part de responsabilité importante dans les retards et les blocages européens. Faut-il rappeler que c'est elle qui a fait capoter la Constitution européenne –et non les Britanniques ou les Polonais-, que c'est encore elle qui a présidé à l'élaboration du désastreux traité de Nice, qui a accepté du bout des lèvres le traité de Maastricht créant la monnaie unique ou, il a plus longtemps, qui a torpillé, en 1954, la création d'une défense européenne. Les septennats de François Mitterrand et de Valéry Giscard d'Estaing, deux Présidents de la République très européens, ne doivent pas faire illusion : la politique européenne de la France, historiquement, a toujours été plus favorable à une simple coopération intergouvernementale, comme le souhaite les Britanniques, plutôt qu'à des partages de souveraineté à l'allemande. La France ne devient généralement communautaire que lorsque cela correspond à ses intérêts nationaux.
De ce point de vue, il est dommage qu’un anniversaire soit passé totalement inaperçu ces jours-ci : il s’agit du quarantième anniversaire du fameux
,
signé le 29 janvier 1966
entre les six Etats membres de la Communauté économique européenne (CEE) de l’époque, qui a mis fin à la
, la France ayant refusé de siéger, durant six mois, au Conseil des ministres. Au-delà même de ce « compromis », qui instaure un droit de veto permanent dès lors qu’un pays estime ses intérêts vitaux menacés, le général de Gaulle a en fait réussi à empêcher le passage au vote à la majorité qualifiée au sein du Conseil des ministres.
Alors que l'unanimité aurait dû être abandonnée le 1er janvier 1966 (troisième phase de la période de transition), elle est restée le seul mode de décision durant vingt ans. Il faudra attendre la relance initiée par Jacques Delors en 1985, avec la complicité de François Mitterrand et d'Helmut Kohl) et l'Acte Unique signé en 1986 pour que les Etats membres, passés entre temps de six à douze, se prononce à nouveau au vote majoritaire. Autrement dit, de Gaulle a réussi à faire prendre vingt ans de retard à la construction communautaire. Cela, ni les Britanniques, ni les Espagnols, ni les Polonais n'ont encore réussi à le faire.
La crise entre la France et ses cinq partenaires éclate lors du Conseil des ministres des
28-30 juin 1965
, six mois avant l’élection présidentielle de décembre 1965. Le gouvernement français prend prétexte de la difficile négociation du premier règlement financier de la toute nouvelle Politique agricole commune (PAC) et de la volonté de la Commission de donner davantage de pouvoirs budgétaires au Parlement européen (à l’époque composé de représentants désignés par les Parlements nationaux). Le Conseil des ministres du 1er juillet décide de rompre les ponts avec Bruxelles: le Représentant permanent est rappelé à Paris et aucun Français ne participe plus à l’activité et au fonctionnement des institutions européennes. C’est la « politique de la chaise vide ».
La crise est tellement grave que tout le monde pense qu’elle n’est que le prélude à un retrait pur et simple de la France du marché commun qui, à l’époque, n’est vieux que de sept ans.
Très rapidement, il s'avère que la PAC n'est qu'un prétexte et que le but du général est d'empêcher le passage au vote à la majorité qualifiée (le traité de Rome a été signé en 1957, avant qu'il ne revienne au pouvoir). Sa conférence de presse du 9 septembre 1965 est un monument dans le genre souverainiste et caricatural. Je ne résiste pas au plaisir d'en reproduire un large extrait.
« Or, on sait, Dieu sait si on sait ! qu’il y a une conception différente au sujet d’une
fédération européenne dans laquelle, suivant les rêves de ceux qui l’ont conçu, les pays perdraient leur personnalité nationale, et où, faute de fédérateur, tel qu’à l’Ouest tentèrent de l’être chacun d’ailleurs à sa façon César et ses successeurs, Charlemagne, Othon, Charles Quint, Napoléon, Hitler, et tel qu’à l’Est s’y essaya Staline, ils seraient régis par quelque aréopage technocratique, apatride et irresponsable. On sait aussi que la France oppose à ce projet contraire à toute réalité le plan d’une coopération organisée des Etats évoluant, sans doute, vers une confédération. Seul, ce plan lui paraît conforme à ce que sont effectivement les nations de notre continent. Seul, il pourrait permettre un jour l’adhésion de pays tels que l’Angleterre ou l’Espagne qui, comme le nôtre ne sauraient accepter de perdre leur souveraineté. Seul, il rendrait concevable dans l’avenir l’entente de l’Europe tout entière. (…)
Je dois ajouter, qu’à la lumière de l’événement, nous avons plus clairement mesuré dans quelle situation notre pays risquerait de se trouver demain si telle et telle dispositions, initialement prévues par le Traité de Rome, étaient réellement appliquées. C’est ainsi, qu’en vertu du texte, les décisions du Conseil des ministres des Six seraient, dès le 1er janvier prochain, prises à la majorité, autrement dit que la France serait exposée à se voir forcer la main dans n’importe quelle matière économique, par conséquent sociale et souvent même politique, et qu’en particulier ce qui aurait paru acquis dans le domaine agricole pourrait être, malgré elle, remis en cause à tout instant.
En outre, à partir de la même date, les propositions que ferait la Commission de Bruxelles devraient être adoptées, ou non, telles quelles par le Conseil des ministres, sans que les Etats puissent y changer rien à moins que, par extraordinaire, les Six Etats fussent unanimes à formuler un amendement. Or, on sait que les membres de la Commission, naguère nommés par accord entre les Gouvernements, ne sont désormais aucunement responsables devant eux et que, même au terme de leur mandat, il faudrait pour les remplacer l’unanimité des Six, ce qui en fait les rend inamovibles. On voit à quoi pourrait nous conduire une telle subordination si nous nous laissions entraîner à renier, à la fois, la libre disposition de nous-mêmes et notre Constitution, laquelle fixe que « la souveraineté française appartient au peuple français, qui l’exerce par ses représentants et par la voie du référendum », sans qu’il y soit prévu aucune espèce d’exception. »
Les négociations entre la France et ses partenaires reprennent en janvier 1966. Paris exige, notamment, l'élimination du vote majoritaire par un protocole interprétatif et que la Commission soit transformée en un simple secrétariat du Conseil des ministres, ce que l'Allemagne, représentée par son ministre des affaires étrangères, Gerhard Schröder (ça ne s'invente pas !) refuse.
Finalement, après deux réunions du Conseil des ministres un compromis bancal est trouvé. Une « déclaration commune » précise que, « lorsque, dans le cas de décision susceptible d'être prise à la majorité sur proposition de la Commission, des intérêts très importants d'un ou plusieurs partenaires sont en jeu, les membres du Conseil s'efforceront, dans un délai raisonnable, d'arriver à des solutions qui pourront être adoptées par tous les membres du Conseil ». La France ajoute unilatéralement que « lorsqu'il s'agit d'intérêts très importants, la discussion devra se poursuivre jusqu'à ce que l'on soit parvenu à un accord unanime ». Une précision suivie d'une autre précision des cinq partenaires de Paris qui souligne qu'un « divergence subsiste sur ce qui devrait être fait au cas où la conciliation n'aboutirait pas complètement »…
Ce compromis, comme on le voit, n’instaure pas à proprement parler un droit de veto. Mais les
partenaires de la France, par peur d’une nouvelle crise, s’abstinrent ensuite de procéder à des votes à la majorité qualifiée.
De Gaulle a gagné ! L’Europe restera intergouvernementale.
Le « compromis du Luxembourg » a été invoqué une dizaine de fois en tout et pour tout et presque uniquement dans le domaine…agricole. C'est la France qui l'a brandi pour la dernière fois, en 1992, pour bloquer l'accord agricole de Blair House conclu entre l'Union et les Etats-Unis dans le cadre des négociations commerciales l'Uruguay Round. Comme l'explique un diplomate, « petit à petit son interprétation s'est faite plus restrictive. Désormais, il est admis qu'il faut que l'on soit proche d'atteindre une minorité de blocage pour l'invoquer ». Comme il n'a jamais été abrogé, il reste parfaitement valable.
Bref, les valse-hésitation de la Grande-Bretagne ou de la Pologne, au regard des coups que la France a porté et porte encore à l'Europe, font sourire ceux qui connaissent leur histoire européenne.
Pour en savoir plus : « La Construction de l'Europe », de Pierre Gerbet, éditions de l'Imprimerie nationale ; « L'Europe difficile », de Bino Olivi, Folio histoire ; « L'histoire de l'Union européenne », de Charles Zorgbibe, Albin Michel.