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Blog «Coulisses de Bruxelles»

L’étrange défense d’Edith Cresson par Le Monde

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Dans une analyse parue dans Le Monde du 26 juillet, l’un des correspondants du journal du soir à Bruxelles se livre à une défense passionnée de l’ancienne Première ministre de François Mitterrand, dont la culpabilité dans une affaire d’emploi fictif vient pourtant d’être définitivement établie par la Cour de justice européenne (lire l’arrêt). Tout est dit dans le titre : « l’étrange « affaire » Edith Cresson ». Le mot « étrange » renforcé par l’emploi des guillemets pour « affaire », indique au
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publié le 26 juillet 2006 à 15h31
(mis à jour le 16 février 2015 à 16h15)

Dans une

parue dans Le Monde du 26 juillet, l’un des correspondants du journal du soir à Bruxelles se livre à une défense passionnée de l’ancienne Première ministre de François Mitterrand, dont la

dans une affaire d’emploi fictif vient pourtant d’être définitivement établie par la Cour de justice européenne (lire

). Tout est dit dans le titre :

« l’étrange « affaire » Edith Cresson »

. Le mot

« étrange »

renforcé par l’emploi des guillemets pour

« affaire

», indique au lecteur pressé que, manifestement, il y a anguille sous roche, si ce n’est un complot, et qu’il y a de l’innocence dans l’air.

Cette défense de l'ancienne commissaire européenne chargée de la recherche et de l'éducation, est, en réalité, un exercice de révisionnisme proprement sidérant. Au fond, mon confrère estime que jamais Edith Cresson –et l'ensemble de la Commission Santer qu'elle entraîna dans sa chute- n'aurait dû démissionner en mars 1999. Il juge, en effet, que les « emplois fictifs » ne sont pas graves à condition qu'ils ne soient pas de « pure complaisance ». Voilà qui va remplir d'aise Alain Juppé qui, à la lecture de cet article, aura le sentiment justifié d'avoir plongé pour pas grand chose dans l'affaire des emplois fictifs de la Mairie de Paris.

Pour mon éminent confrère, « l'instruction a souligné que si les conditions de l'embauche » de l'ancien dentiste et ami de Cresson, René Berthelot, au sein de l'administration communautaire « étaient douteuses, la réalité de ses prestations avait été démontrée et qu'il n'avait donc pas bénéficié d'un emploi de pure complaisance ». Or, c'est exactement le contraire qui a été démontré par le rapport du « comité des experts indépendants », remis en mars 1999, et dont je vous recommande la lecture (surtout le chapitre 8) : jamais Berthelot n'a effectué les tâches pour lesquelles il a été embauché, à savoir « coordonner les recherches sur le SIDA » à titre de « visiteur scientifique ».

<span>Voici ce que disent les «sages»</span><span>: «<em>En conclusion, nous sommes ici confrontés à un cas certain de favoritisme. Une personne dont le profil ne correspondait pas aux différents postes sur lesquels elle a été recrutée, a néanmoins été engagée. Les prestations fournies sont manifestement insuffisantes en quantité, qualité, et pertinence. La Communauté »n'en a pas eu pour son argent«. De plus, <strong>la personne recrutée a principalement travaillé comme collaborateur personnel du commissaire, et il y a de très fortes présomptions qu'elle a souvent été employée d'une façon qui n'avait pas grande chose à voir avec les activités européennes du commissaire</strong>. Les autorités administratives compétentes ont signé les contrats et le contrôle financier a donné son visa a priori. Malgré l'absence de base légale, il semble qu'il n'y a pas eu d'hésitations de leur part. Le respect de la forme n'exonère pas de leur responsabilité ceux qui en bénéficient, qu'il s'agisse de l'employeur (M <sup>me</sup> Cresson) ou de l'employé (M. Berthelot). Bien au contraire, s'agissant d'un de ses amis, M <sup>me</sup> Cresson, en tant que commissaire, aurait dû exercer une vigilance accrue tout au long de cette affaire».</em></span>

La Cour de justice européenne, dans son arrêt du mois de juillet, dit exactement la même chose et confirme, au passage, l'ensemble de l'enquête menée en 1998 par Libération qui révélait cette embauche douteuse. Mon confrère l'admet, au demeurant : « Edith Cresson entendait, à l'évidence, disposer des services d'un conseiller présent dans sa circonscription de Châtellerault ». Et puis, poursuit notre confrère pour mieux l'absoudre, « elle ne fut pas la seule à bénéficier » de ce type de recrutement.

Le raisonnement est étonnant : un « emploi fictif » n’est pas forcément un job pour lequel on est payé à ne rien faire mais souvent un emploi qui n’est pas destiné à l’institution à laquelle on le

facture. Les emplois fictifs de la mairie de Paris étaient bien réels de ce point de vue, puisque les personnes censées travailler pour la ville effectuaient bien des tâches, mais au bénéfice du RPR. C’est exactement le cas de Berthelot, dont il reste encore à établir quelles étaient exactement les fonctions. Il faut rappeler que le budget de l’Union ne prévoit pas un nombre illimité de postes de « visiteurs scientifiques » : en accorder un à René Berthelot, alors qu’il n’a aucune des qualifications requises, c’est du détournement de fonds publics. Edith Cresson aurait pu l’embaucher au sein de son cabinet, elle en avait le droit. Mais son chef de cabinet de l’époque, l’intègre

François Lamoureux

, s’y est opposé fermement car il estimait qu’il ne lui serait d’aucune utilité. Il avait même tenté de lui interdire l’accès du cabinet, c’est dire ! Le fait qu’il y ait eu d’autres cas au sein de la Commission (lesquels ? Mon confrère n’en dit hélas rien…) ne change strictement rien à l’affaire : on n’est pas innocent parce qu’il y a des coupables qui n’ont pas été pris la main dans le sac!

Enfin, cet article oublie un peu rapidement les mensonges de l'époque. Cresson n'a pas immédiatement reconnu que Berthelot avait été embauché pour effectuer d'autres tâches que celles initialement prévue. Elle s'est au contraire enferré et enfermé dans ses mensonges, hurlant au « complot », son cabinet (alors dirigé par Dov Zera) allant même jusqu'à faire fabriquer de faux rapports tendant à établir que Berthelot coordonnait bien les recherches sur le SIDA (faits rappelés par la Cour de justice mais qu'elle n'impute pas à Cresson puisqu'il n'est pas établi qu'elle en a donné l'ordre…). Des mensonges d'une gravité exceptionnelle.

Cette « affaire » qui n'en est pas une si on en croit notre confrère a quand même coûté 140.000 euros au budget communautaire, coûts des contrats successifs de Berthelot entre septembre 1995 et décembre 1997… Enfin, même si le « comité des experts indépendants » puis, ensuite, la justice européenne ne se sont arrêté qu'au cas de l'ex-dentiste, il y a eu bien d'autres emplois douteux dans l'entourage d'Edith Cresson (je vous renvoie à mon livre sur ce point).

Mon confrère estime encore que la défense d’Edith Cresson, qui incrimine un complot de la droite allemande visant à affaiblir la position de la France, est

« encore invérifiable »

, ce qui laisse entendre qu’elle pourrait bien l’être un jour. On attend avec impatience la contre-enquête… Il en veut pour preuve que le gouvernement français est venu en appui de la défense de Cresson devant la Cour de justice : il oublie que ce soutien est de droit concernant un ancien Premier ministre français… Le journaliste du Monde incrimine aussi certains députés européens «

à la recherche d’un autre ‘bon coup’ plus payant en terme de notoriété qu’un patient travail de fond »

. Et, donnant des leçons de journalisme, il s’en prend

à « l’agressivité de certains journalistes »

et «

à des médias acerbes qui n’ont pas affiché de remords quant à la manière dont ils ont parfois rendu crédibles des sources peu fiables et des informations infondées»

. Une telle attaque en règle aurait méritée d’être plus spécifique : quelles médias, quelles informations? Là, on reste dans le domaine de la rumeur et de la pétition de principe ce qui, je m’en excuse auprès de mon confrère, n’est pas très déontologique.

<span>Au final, ce journaliste averti estime que <em>« personne n'est sorti gagnant »</em> de cette « affaire » (entre guillemets). Osons le contredire sans vouloir donner de leçon : <strong>la morale publique</strong> est peut-être sortie renforcée, non ? La question que pose sans la poser cet article est en réalité la suivante : les puissants peuvent-ils s'affranchir des règles auxquelles les sans grades sont soumis et, si oui, dans quelles limites ? Hélas, pour mon confrère, la réponse ne fait guère de doute.</span>