Le débat sur la «
[ malbouffe ]
» a dérivé, de façon inattendue, mais c’est la beauté
du blog, sur
l’ouverture à la concurrence du marché de l’énergie
à la suite de la grande panne, d’origine allemande, qui a affecté, début novembre, 10 millions d’Européens. Evidemment, comme à chaque fois, on a eu droit aux habituelles complaintes sur le thème : c’est la faute à la libéralisation décidée par « Bruxelles ». C’est évidemment plus complexe que cela. Les questions posées lors de la discussion de ce sujet méritent que l’on s’y attarde.
L'ouverture à la concurrence de ce marché a timidement débuté en 1997, pour les entreprises, et s'achèvera en juillet 2007 au plus tard pour les particuliers, ainsi que l'ont décidé les Etats membres lors du Conseil européen de Barcelone du printemps 2002. Alors que l'aventure européenne a commencé par l'énergie (la communauté européenne du charbon et de l'acier en 1951, puis Euratom en 1957), ce domaine est petit à petit retombée dans le giron de la souveraineté nationale. En 2006, le constat est simple : il n'y a pas de politique européenne de l'énergie, les Etats considérant qu'il s'agissait là d'une question d'intérêt vital pour eux. C'est le chacun pour soi, tant en matière de ressources énergétiques que d'organisation du marché, comme en témoigne l'insuffisance criante des interconnections entre les pays européens.
La Commission, consciente de l’extrême dépendance énergétique et donc de la vulnérabilité de l’Union, a tenté d’y remédier en
[ proposant ]
une approche globale qui ne se résume pas à la libéralisation, mais passe aussi par la mise en commun des réserves, la mise en place d’un régulateur européen et d’obligations de service public, la fin du tabou sur le nucléaire, etc. Mais il est vrai que, pour la Commission, la mise à mort des monopoles publics est un préalable ontologique puisque leur existence ne se conçoit que dans un cadre national et non européen. Autrement dit, l’absence même de concurrence est un obstacle à la mise en place d’un marché unifié de l’électricité.
Mais attention: la fin du monopole ne signifie pas la disparition des obligations de service public que les Etats peuvent imposer à tous les opérateurs, pas plus que la privatisation des opérateurs historiques. Le traité sur l'Union précise bien que la propriété publique ou privée d'une entreprise est de la seule compétence des Etats. Cela étant, il est clair qu'il n'y a aucune raison, une fois le monopole disparu, que l'Etat garde dans son giron une entreprise de marché. La logique est effectivement qu'il se contente de jouer son rôle de régulateur.
En France, la distribution de l’électricité a été confiée, en 1946, à un monopole public, EDF, par ailleurs principal producteur (un choix qui,
curieusement, n’a pas été fait pour l’eau). Pour rappel, le ministre qui a présidé à cette nationalisation était communiste, Marcel Paul. Un second choix, qui n’a jamais été discuté par le Parlement, a été fait en faveur du nucléaire, nucléaire entièrement financé par l’impôt, c’est-à-dire le contribuable. Au passage, je note que les mêmes qui sont prompts à dénoncer les lacunes démocratiques de la construction communautaire, sont étonnamment silencieux sur un sujet qui pourtant met autrement en péril notre sécurité et notre environnement à long terme… Mais enfin, passons.
La France s'est longtemps accrochée à son monopole en refusant toute ouverture à la concurrence de son marché ainsi que toute approche communautaire sur l'énergie. Le problème a commencé à devenir un peu plus épineux lorsque EDF est allée faire ses courses chez ses voisins pour assurer sa survie à long terme, ce qui passe par une expansion à l'international, le marché hexagonal étant trop étroit. Car les partenaires de la France ont commencé avant elle à ouvrir leur propre marché à la concurrence (Grande-Bretagne, bien sûr, mais aussi Allemagne, Italie, etc). Or, fort logiquement, si l'on va chez le voisin, il est normal que le voisin ait envie de venir chez vous. L'Italie, l'Espagne ou encore l'Allemagne ont mal pris ces irruptions d'EDF sur leur marché national alors que la réciproque était impossible. Surtout, EDF n'était pas une entreprise comme une autre puisqu'elle bénéficiait de la garantie illimitée de l'Etat. Rome et Madrid ont donc riposté en limitant par des lois les droits de vote d'EDF dans les entreprises locales que notre fleuron national achetait à tour de bras. Au passage, je vous signale que la SNCF fait exactement la même chose : elle est présente dans le capital de plus de 500 entreprises dans le monde…
Bref, le refus français de l’ouverture à la concurrence devenait intenable. C’est pour cela que Lionel Jospin et Jacques Chirac ont dû accepter, en 2002, d’ouvrir grand leur marché (Jospin a refusé pour les particuliers mais Chirac, une fois réélu, l’acceptera). Il est vrai que la France aurait pu la refuser et rapatrier EDF à l’intérieur de l’Hexagone : mais, pour une entreprise lourdement endettée (
24 milliards d’euros
…), ce n’était pas un choix réaliste (23% de son chiffre d’affaire est réalisé à l’étranger).
Alors, l'ouverture à la concurrence, une bonne ou une mauvaise chose ? La réponse est complexe (lire une excellente analyse sur Econoclaste). J'ai surtout voulu rappeler ici le contexte historique et le fait que l'ouverture des marchés a été décidée par les Etats membres (et notamment par la gauche française, Laurent Fabius étant à l'époque ministre de l'économie et des finances, il faut le rappeler) et non par un « Bruxelles » fantomatique. Il est vrai que la Commission a « vendu » sa réforme en affirmant que la concurrence allait faire mécaniquement baisser les prix, ce qui ne s'est pas produit, en partie à cause de l'augmentation du prix du pétrole. En revanche, accuser la libéralisation d'être à l'origine du sous investissement de certains pays dans les infrastructures de production et/ou de transport d'énergie n'a strictement aucun sens : ce sont les gouvernements qui n'ont pas pris leurs responsabilités, en particulier en imposant des investissements aux opérateurs privés, ce qu'ils peuvent faire. Surtout, il ne faut pas oublier que la libéralisation n'est que partiellement entrée en vigueur et n'a donc pas encore produit ses effets (positifs ou négatifs).
Croire que le retour du monopole public permettra de résoudre les défis énergétiques de la France et de l'Union, c'est prendre les vessies pour des lanternes. Tout comme s'imaginer que la facture électrique n'augmentera pas avec le monopole : ce que le consommateur ne paye pas, c'est le contribuable qui le paye. L'urgence, aujourd'hui, est de faire exister le marché unique de l'électricité, en particulier en construisant les interconnections nécessaires et en mettant en œuvre une politique commune de l'énergie.