La journaliste estonienne explique à son confrère du Figaro son intention d’aller en France faire un reportage sur les
« élevages de grenouilles »
. Elle est fascinée par l’idée que l’on puisse manger ces pauvres bêtes et se demande si on les élève dans des fermes… Amusé, le Français lui explique alors qu’il y a plein d’autres curiosités culinaires dans l’Hexagone comme le
[ chapon ]
, spécialité de la Bresse. Pince-sans-rire, il décrit, sous l’œil horrifié de sa consoeur, l’ablation que doit subir notre fier coq national à l’aide d’une pince idoine avant d’être engraissé et livré à la fourchette des gourmets… Un vrai
choc culturel. L’anecdote fait vite le tour des tables où dînent une cinquantaine de journalistes accrédités auprès de l’Union européenne.
La scène se passe samedi soir au restaurant Rio's, situé sur la plage d'Oeiras, à quelques encablures de Lisbonne. Les voyages de presse organisés par les Etats membres au début de leurs présidences de l'Union (voir mon post sur la présidence autrichienne), cette fois le Portugal qui succède à l'Allemagne, sont non seulement une occasion rare de rencontrer en petit comité les membres d'un gouvernement européen, mais aussi de faire connaissance avec des confrères d'autres nationalités que l'on ne fait souvent que croiser dans les salles de presse et les couloirs de l'Union. C'est la rançon de l'élargissement. A vingt-sept Etats membres et près de 1400 journalistes accrédités, les contacts se nouent plus difficilement. A ce phénomène démographique s'ajoute aussi une barrière invisible, celle de la langue : francophones et anglophones ont tendance à se regrouper. Et, hormis les Polonais et les Hongrois, les nouveaux Etats membres parlent plus volontiers l'anglais au grand dépit des Français. Connaître ses confrères est une nécessité à Bruxelles : ils peuvent vous renseigner en quelques minutes sur leur pays et vous « débriefer » d'une conférence de presse donnée dans une langue que personne ne comprend en dehors des nationaux. Ces voyages de groupe, qui ressemblent furieusement à des voyages scolaires, sont une occasion unique de remplir son carnet d'adresses.
Le Portugal, comme c’est souvent le cas des petits pays, a mis les petits plats dans les grands pour accueillir les cinquante journalistes qu’il a choisi d’inviter. Parmi ceux-là, seuls cinq ont exigé de payer leur écot : Libération est parmi eux, comme l’exige sa charte interne, l’agence de presse Reuters ou encore le Herald Tribune. Mais cette fois, il a fallu transiger : le gouvernement ayant négocié un prix
d’ami avec la TAP, demander à payer son billet aurait impliqué un exercice comptable extrêmement compliqué :
« vous nous emmerdez avec votre intégrisme »
, m’a rétorqué un diplomate lusitanien lorsque j’ai expliqué mon problème.
« On ne vous demande rien en échange »
… Même chose pour les déjeuners et dîners : tarif de groupe, donc pas question de paiement séparé. Après consultation du directeur de la rédaction de Libé, une exception a donc été faite pour cette fois (à Reuters, la décision a été la même). Au final, la facture se limitera à trois nuits d’hôtel plus les connections internet.
La composition du groupe invité est un vrai casse-tête pour la présidence :
« il faut qu’il y ait tous les types de médias et bien sûr que les vingt-sept pays soient représentés »
, explique un diplomate.
« Mais il y a des pays plus importants que d’autres »
. Donc, l’Allemagne, la France (AFP, Le Monde, Le Figaro, Libération, Ouest France, Europolitique), la Grande-Bretagne et l’Italie ont droit à un contingent plus important que les autres.

Le correspondant de LCI a obtenu de se joindre au groupe à ses frais bien qu’il n’ait pas figuré au départ sur la liste des invités.
Après avoir rencontré le ministre des affaires étrangères, Luis Amado (photo), vendredi, puis, samedi, des ministres des finances (entouré de quatre secrétaire d’Etat !), de la justice et de l’intérieur, le grand moment de ce voyage de quatre jours, a été la réception offerte par José Socrates le jeune (49 ans) et sémillant Premier ministre socialiste du Portugal dans sa résidence officielle, le
« palacete de Sao Bento »
, un endroit de rêve en plein Lisbonne. En jeans et sans cravate, Socrates a répondu durant une heure à nos questions en portugais (traduction simultanée en anglais et en français), mais aussi en anglais et en français. Ensuite, durant le déjeuner (un buffet de spécialités portugaises), il a continué à bavarder durant une heure et demie avec les journalistes, détendu et parfaitement à l’aise. Et je peux vous dire que la discussion a été vive, notamment sur la Russie, Socrates
en ayant une vision un tantinet idyllique qui a crispé les journalistes des pays de l’est…
Une prise de bec salée l’a opposé à un journaliste lituanien qui lui a décrit ce qu’était d’avoir été occupé durant plus de quarante par une dictature brutale. J’ai fait remarquer à Socrates que c’était
Ronald Reagan qui avait mis l’URSS à genoux et que sans lui, l’Empire soviétique existerait sans doute encore :
« la Russie est-elle capable de comprendre un autre langage que celui de la force lorsqu’on voit comment elle règle ses problèmes en Tchétchénie ou en Géorgie ou comment elle assassine ses opposants ? En parlant gentiment à Poutine, Chirac et Schröder ont-ils fait progresser l’état de droit dans ce pays ? »
, lui ai-je demandé.
« Je ne crois pas à ce type de relations entre Etats. On ne va pas faire la guerre à la Russie quand même. C’est une puissance vaincue qu’il faut se garder d’humilier
», a-t-il répondu.
« Certes vaincue, mais avec 6000 têtes nucléaires à sa disposition… »
, lui a-t-on rétorqué. Un ange est passé.
La veille au soir, le ministre des affaires étrangères, Luis Amado, et son secrétaire d’Etat aux affaires européennes, Manuel Lobo Antunes, avaient organisé un dîner dans les jardins du
[ musée ]
national des Arts anciens qui dominent le Tage. Ce musée, hélas fermé, expose une merveille : le triptyque de la Tentation de Saint Antoine de Jérôme Bosch que je croyais au Prado, à Madrid. Un concert, donné par le groupe de Rodrigo Leao, l’ancien leader de
[ Madredeus ]
(photo) a clôt cette soirée.
« Profitez en »
, nous presse une diplomate portugaise,
« c’est un groupe légendaire qui ne donne quasiment aucun concert »
. C’est ce que nous avons fait.
La petite troupe a pris la route dimanche pour Porto afin d’assister, lundi, à la conférence de presse rituelle qui suit la rencontre de travail tout aussi rituelle entre le gouvernement portugais et la Commission européenne et marque le début officiel de la présidence. C’était presque une réunion de famille, le Président de la Commission étant l’ancien Premier ministre conservateur du Portugal. Il a laissé un héritage catastrophique à son successeur socialiste, arrivé au pouvoir en 2005 : un déficit de 6%, une dette publique en pleine expansion et une
fonction publique pléthorique (750.000 fonctionnaires pour un pays de dix millions d’habitants…). Socrates est aujourd’hui obligé de faire le sale boulot pendant que son prédécesseur donne doctement des leçons de bonne gouvernance économique aux Etats membres … Ce soir, retour à Bruxelles.
Aujourd'hui dans Libération vous pouvez lire mon analyse sur les enjeux de la présidence portugaise.