La nouvelle répartition des sièges entre les États membres au sein du Parlement européen — adoptée
jeudi par les eurodéputés — donne un superbe exemple de la difficulté de trouver un compromis acceptable par les 27 États membres, même sur un sujet limité dénué d’enjeux de pouvoir. On assiste, depuis une semaine, à un déferlement d’indignation nationale -pour ne pas dire nationaliste- en Italie – des Verts jusqu’à l’extrême droite — parce que ce pays aura seulement droit à 72 eurodéputés, alors que la Grande-Bretagne en aura 73 et la France, surtout la France, 74. Romano Prodi, le président du Conseil italien et ancien président de la Commission européenne, a pris la tête de cette croisade au nom de l’honneur national bafoué.
Disons le tout net : ce débat, sur le fond, est profondément ridicule et régressif. D'abord, parce que la représentation italienne au Parlement européen n'est pas celle de l'État italien : il est extrêmement rare, pour ne pas dire exclu, que l'ensemble des députés italiens soutienne la position de leur gouvernement. La logique nationale est certes présente, mais la logique partitaire l'emporte largement — et heureusement. Ensuite, il faut savoir que le projet de Constitution européenne, repris par le futur « traité simplifié », ne dit plus que le Parlement représente « les peuples des États réunis dans la Communauté », mais « les citoyennes et les citoyens de l'Union ». Pourquoi ? Parce que les Européens peuvent se faire élire et voter dans l'ensemble de l'Union : par exemple, la coprésidente du groupe Vert, l'Italienne Monica Frassoni, qui soutient la revendication italienne, a d'abord été élue en Belgique avant d'être élue ans la péninsule.
Rappelons aussi que personne n'a hurlé à la mort lorsque l'Allemagne unifiée a obtenu, en 1993, 99 députés contre 87 pour les trois autres « grands », alors que jusque-là, les quatre « grands » avaient droit au même nombre de députés (et personne n'a fait de remarques grinçantes sur le fait que l'on incluait ainsi dans la population allemande 4,5 millions d'immigrés…). À l'inverse, l'Allemagne est le seul pays qui a accepté, dans le futur « traité simplifié » de perdre trois députés, sa représentation étant ramenée à 96 députés afin de limiter le nombre de membres du Parlement. Ce qui, au passage, rend encore plus pathétique la revendication de Rome qui ne perd aucun représentant (les 78 députés actuels sont uniquement dus à l'adhésion de la Roumanie et de la Bulgarie : en 2009, elle n'aura plus droit qu'à 72 représentants).
Enfin, si le principe de
« proportionnalité dégressive »
a un sens, il faut tenir compte du fait que la France enregistre 4 millions d’habitants de plus que l’Italie ou encore que l’Espagne a 5,5 millions d’habitants de plus que la Pologne. Avec la nouvelle répartition proposée par les deux rapporteurs du Parlement européen, Alain Lamassoure et Adrian Severin (leur rapport peut être téléchargé
[ ici ]
), un député allemand pèsera 858 729 personnes, un Français, 849 811, un Britannique, 827 699, un Italien, 816 000, un Espagnol, 810 333, un Polonais, 748 176, etc. Ce qui signifie, si vous regardez bien les chiffres, que moins un pays est peuplé, moins il faut de voix pour élire un député, ce qui correspond au principe de
« proportionnalité dégressive »
.
Mais au-delà même des arguments raisonnables que l’on peut trouver en faveur de la solution adoptée par le Parlement européen, il est clair que l’on peut imaginer d’autres systèmes comme, par exemple, celui des groupes de pays qui existait jusqu’à présent, même s’il aboutit à donner 22 députés à la Belgique pour 10,5 millions d’habitants, et seulement 25 aux Pays-Bas qui comptent pourtant 6 millions d’habitants en plus. Simplement, dans tous les systèmes, y compris dans celui consistant à comptabiliser les citoyens à l’exclusion des étrangers non européens, il y a toujours un gagnant et un perdant. Le génie de l’Europe est d’éviter que le gagnant gagne trop et le perdant perde trop. C’est ce qu’on appelle un compromis, un exercice auquel le tandem Lamassoure-Severin pensait être parvenu. Mais Romano Prodi, qui fut un mauvais président de Commission, on a tendance à l’oublier, en a décidé autrement, sans doute pour des raisons de politique intérieure.
Il est donc probable qu’il va s’opposer, lors du Sommet de Lisbonne, à la solution trouvée par
l’Europarlement afin d’obtenir le même traitement que la France et la Grande-Bretagne, ce qui va permettre à la Pologne de faire de même, car Varsovie ne va pas accepter que l’Espagne ait plus de sièges qu’elle et ainsi de suite. Une fois que la boîte de Pandore des intérêts nationaux (même si pour le coup je ne vois pas où ils sont) est ouverte, il est difficile de la refermer. Le plus amusant est qu’à défaut de solution, ce qui est probable, ce sera le traité de Nice qui s’appliquera en 2009 : le Parlement sera ramené à 734 députés au lieu des 750 prévus par le traité simplifié.
Quelle est la leçon de cette affaire ? Tout simplement qu'un compromis à 27, même sur un point de détail dont les citoyens se contrefichent est difficile à obtenir. Il y a toujours quelqu'un pour s'estimer trahi ou jouer avec le nationalisme tant cela peut-être payant électoralement. D'où le miracle permanent que représente la construction communautaire depuis soixante ans. Réclamer à corps et à cris une Constitution « parfaite », comme l'ont fait les nonistes de gauche en 2005, c'est tout simplement impossible, comme l'histoire nous l'apprend. La perfection ne résiste pas au compromis, un beau mot qui rime avec démocratie et non avec compromission ou trahison. Une « Convention » élue par le peuple afin de rédiger une nouvelle « Constitution » comme certains le réclament ne changera rien à l'affaire : personne n'obtiendra jamais tout ce qu'il souhaite. Faut-il pour autant tout jeter par dessus bord si l'on n'obtient pas satisfaction ?