L’idée de lancer Galileo, pour concurrencer le GPS américain, remonte à 1998. Presque dix ans plus tard,
seul un satellite, Giove-A, est en orbite depuis décembre 2005. Depuis le projet est au point mort. Alors qu’il n’a fallu que dix ans (1988-1998) pour faire l’euro, une entreprise autrement plus complexe, Galileo n’arrive pas à prendre son envol. Pourquoi? Récit de la
[ saga ]
dans Libération de ce jour (reproduit ci-dessous).
Cet article a été écrit dans le cadre dans partenariat avec Arte : il annonce le Thema de ce soir qui portera sur «l'argent de l'Europe». Deux films illustreront la thématique: «la Fin des paysans ?» de Camille Le Pomellec et «On ne prête qu'aux riches !» d'Arnauld Miguet et moi-même. Une discussion entre Daniel Leconte et Sylvie Goulard, la présidente du Mouvement Européen France, suivra.
Mercredi 28 décembre 2005 :du cosmodrome de Baïkonour, au Kazakhstan, s'élève une fusée russeSoyouz-Fregat. Trois heures et quarante-deux minutes plus tard, sansbavure, elle place sur orbite moyenne, à 23 222 km de la Terre, lesatellite européen Giove-A, le premier de la future constellation deGalileo, le système de positionnement par satellites. L'Unioneuropéenne, plus de dix ans après l'entrée en fonction du GPS (Global Positioning System), semble enfin en mesure de briser le monopole américain etd'assurer ainsi son indépendance stratégique. Les politiques célèbrentl'événement à sa juste mesure. Car depuis que l'idée de Galileo a étélancée, en 1998, à l'initiative de la France, les coups fourrés desAméricains et les divisions des Européens ont bien failli avoir la peaude ce grand projet. Mais, cette fois, plus rien ne semble pouvoirl'arrêter : le lancement d'un second satellite, Giove-B, est prévu pouravril 2006 afin de valider définitivement le système. Ensuite,vingt-huit satellites suivront et Galileo sera pleinement opérationneld'ici à 2010.
Las ! Deux ans plus tard, rien n’a bougé. Giove-Atourne, solitaire, dans l’espace. Giove-B, lui, est toujours dans leslaboratoires de l’Agence spatiale européenne (ESA). Ces deux satellitesfont partie (ainsi que quatre autres à construire) de la phase dite «dedéveloppement» cofinancée par l’UE et l’ESA à hauteur de 1,5 milliardd’euros. Mais il manque plus de deux milliards d’euros pour passer audéploiement des 26 satellites restants et construire les stations ausol. Or, s’il existe des fonds communautaires pour la Politiqueagricole commune ou la reconversion des régions en déclin, rien n’estprévu pour un projet comme Galileo qui, pourtant, apporterait une vraievaleur ajoutée à l’Europe. Faute d’argent avant la fin 2007, il estprobable que Galileo finira au cimetière des grands projets avortés.Une catastrophe pour une Union en mal de signes visibles de succès : àcôté de l’euro, Galileo devait être un symbole d’une puissanceémergente. Et ce, au moment où la Russie remet en état son propresystème hérité de l’URSS (Glonass) et quand la Chine se prépare àlancer le sien (Beidou). Comment en est-on arrivé là ?
En 1999,la Commission remet aux Etats membres un projet de positionnement parsatellites destiné à concurrencer le GPS. Trente satellites et desinstallations au sol, le tout pour un coût modique de 3,6 milliardsd'euros. A peine plus que le porte-avionsCharles-de-Gaulle (3,05 milliardsd'euros) ou que 150 km d'autoroute. Pourtant, ça coince. L'Allemagne,le Royaume-Uni, les Pays-Bas, la Suède, le Danemark et l'Autrichetraînent des pieds : ils ne voient pas l'utilité de Galileo, dont lesservices les plus novateurs seront payants, alors que le GPS estgratuit. Les arguments de la Commission restent vains : indépendancestratégique, 100 000 à 150 000 emplois créés, rentabilité du systèmeestimée à 18 milliards d'euros, fiabilité du signal, etc. Rien n'yfait. Lors d'un conseil des ministres des Transports fin 2001, cessix pays mettent leur veto à un financement européen. L'EspagnoleLoyola de Palacio, commissaire aux Transports, est folle de rage. LesFrançais sont tout aussi dépités : Jacques Chirac martèle que Galileopermettra à l'Union d'échapper à «une vassalisation scientifique et technique, puis industrielle et économique».
Quelquesjours plus tard, la Commission découvre que les Américains sont à lamanoeuvre : Paul Wolfowitz, le numéro 2 du Pentagone, a écrit aux payseuropéens les plus atlantistes pour les mettre en garde contre lesdangers supposés de Galileo pour la sécurité américaine. Selon lui,Galileo permettrait à des «forces ennemies» d'avoir accès auxapplications militaires du GPS de troisième génération dont lelancement est prévu pour 2011. L'administration Bush n'a fait quepoursuivre le travail de sape entamé sous Clinton : dès 1998, lesAméricains font un lobbying tous azimuts pour décourager l'Europe de selancer dans cette aventure puisque leur GPS est mis à dispositiongratuitement. Ils oublient simplement de préciser que la précision deleur signal gratuit est réduite, une centaine de mètres, alors queGalileo va offrir une localisation inférieure à un mètre. Surtout, lesAméricains peuvent interrompre quand ils le souhaitent le signal, voirele dégrader sans avertissement préalable : ils l'ont fait durant lapremière guerre du Golfe (1991) ou lors de leur intervention en Serbie,en 1999. Car le GPS, entièrement financé sur fonds publics, est avanttout un système militaire dont les civils ne reçoivent que des miettes.Histoire de torpiller davantage Galileo, Bill Clinton débride le GPS en mai 2000 : la précision du signal gratuit passe à environ 20 mètres.Ce n'est pas la première fois que Washington tente de contrer lesvelléités d'indépendance européenne. Dans les années 60,l'administration américaine avait ainsi proposé au Vieux Continent delancer gratuitement ses satellites afin d'empêcher le développement delanceurs européens.
La Commission,furieuse, se dit prête à aider les pays qui se lanceront dansl’aventure. Une menace qui fait son effet. Plutôt que de laisser laFrance faire cavalier seul avec quelques partenaires, l’Allemagnedécide, en février 2002, de se rallier au projet européen. Elleentraîne à sa suite l’Autriche, la Suède et le Danemark. Londres etLa Haye, marginalisés, se rallient. Les Américains font alors contremauvaise fortune bon coeur. Ils entament de discrètes négociations avecla Commission afin que les deux systèmes coexistent. Un accord secret,signé le 26 juin 2004, assure l’interopérabilité du GPS et de Galileo.Il prévoit qu’en cas de défaillance d’un système, l’autre prendra lerelais, que les récepteurs (dans les voitures, les avions, etc.)pourront recevoir les deux signaux, et, qu’en cas de crise, il serapossible de couper le signal destiné aux civils. Désormais, lesAméricains sont convaincus que Galileo leur sera utile en cas de crise.
Maisles Britanniques, soutenus par les Pays-Bas et l’Allemagne, exigent quele secteur privé finance le plus gros du projet. La Commission élaboredonc un projet de «partenariat public privé». L’UE ne mettra dansl’affaire que 900 millions d’euros. Le reste sera à la charge d’unconsortium privé, en échange d’une concession d’exploitation devingt ans. Deux consortiums répondent à l’appel d’offres. Après un and’hésitation et pour ne fâcher personne, la Commission leur demande defusionner, ce qui est fait en décembre 2005.
Résultat, les huit principaux acteurs européens de l'espace se retrouvent obligés de collaborer. «Une foutaise», juge-t-on dans l'entourage de l'actuel commissaire aux Transports, le Français Jacques Barrot. «Enmélangeant la construction de l'infrastructure et la gestioncommerciale future, on fait travailler ensemble des gens qui ont desintérêts différents.» A l'Agence spatiale européenne, même scepticisme : «Les investissements sont trop lourds pour le privé.»Le consortium, doutant de la rentabilité du système à brève échéance,voudrait maintenant que l'Union prenne à sa charge tous les risquesfinanciers. Les négociations s'éternisent. Galileo prend encore duretard. En 2002, on espérait le lancer en 2008. En 2005, en 2010. Et en2007, en 2013. «A ce rythme, les Américains auront déjà déployéleur GPS de troisième génération, ce qui risque de rendre l'attraitcommercial de Galileo quasi nul», soupire-t-on à Bruxelles.
Pressentantl'échec, l'exécutif européen décide, le 16 mai dernier, de mettre finau partenariat public-privé. Jacques Barrot propose de financerl'infrastructure sur fonds communautaires et, ensuite seulement, deconcéder l'exploitation au privé contre une redevance. Il «nationalise»Galileo en quelque sorte. Mais il n'y a pas d'argent disponible dans lebudget européen. Il faudrait donc l'augmenter. Ça coince. Cette fois,du côté des Allemands. Ceux-ci ne veulent pas d'un financementcommunautaire préférant des contributions nationales. Pourquoi ? Parceque cela leur garantit un «juste retour». Berlin, qui veut à nouveaujouer dans la cour des grands dans le domaine aéronautique et spatial,craint que les appels d'offres ne lui échappent. Or, elle veut avoiraccès à un savoir-faire qu'elle a perdu au lendemain de la SecondeGuerre mondiale. «L'Allemagne est une puissance industrielle qui en a marre d'être la reine de la machine-outil», résume un diplomate européen.
«AvecGalileo, on est chez les fous. Tout le monde est d'accord pour lefaire, c'est stratégique pour l'Europe et il n'y a même plus de vraisproblèmes pour son utilisation militaire, mais ça coince quand même», s'emporte Jean-Pierre Jouyet, le secrétaire d'Etat aux affaires européennes. «L'Allemagne a peur que la communautarisation de Galileo se fasse à son détriment»,explique Jacques Barrot. Dans l'architecture proposée, la Commissionsera aux commandes et chargera l'ESA de lancer des appels d'offresauprès du privé. Or Berlin craint que Paris ne soit le grand gagnant.De fait, les Français sont présents chez les deux grands fabricants desatellites, l'européen EADS et le franco-italien Thales-Alenia, etparticiperont quoiqu'il arrive à la fabrication des satellites. Quantaux installations au sol, les français Alcatel et Thales en sont lesspécialistes incontestés. De son côté, Berlin ne peut compter que surla filiale d'EADS, Astrium, une entreprise allemande rachetée par legéant européen. Le ministre des Transports Wolfgang Tiefensee clamequ'il «veut de nouveaux emplois durables dans le secteur aérospatial en Allemagne».Encore plus carrée, Angelica Niebler, la démocrate-chrétienne quipréside la commission de l'industrie du Parlement européen, déclare : «Lechef de l'ESA est un Français [Jean-Jacques Dordain, ndlr], lecommissaire européen aux Transports est un Français, il ne faut pas quetout soit entre des mains françaises.»
«L’espace est ledernier terrain de jeu pour les nations. Il n’y a pas encore de règles,et les pulsions nationalistes peuvent se donner libre cours», note-t-on à la Commission : «Les Allemands peuvent nourrir leur fantasme que la contributionallemande au budget européen sert à financer l’industrie française.»Comment éviter que cette poussée de patriotisme industriel n’enterredéfinitivement Galileo ? Des solutions commencent à émerger : l’idée àla mode est de diviser la construction de Galileo en plusieurs lots,pour assurer du travail à chacun. Mais ce n’est pas encore gagné. Alorsque l’euro a vu le jour grâce à une coopération exemplaire entrel’Allemagne et la France, Galileo risque d’échouer à cause de lamésentente du couple. Signe des temps ?