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Libération
Blog «Coulisses de Bruxelles»

Le diable est européen, forcément

Tout à l’heure, au hasard d’une recherche, j’ai parcouru le livre que Jean-Louis Bourlanges, ex-député européen, a publié en août 1992, quelques semaines avant le référendum français sur le traité de Maastricht du 20 septembre 1992. Son titre : « le diable est-il européen ? » (Stock). Je vous en conseille la lecture, il n’a quasiment pas pris une ride : il s’agit d’une analyse du rapport complexe que la France entretient vis-à-vis de  l’Europe. Si le « oui » l’a emporté avec 51,04 % des suffrage
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publié le 31 mars 2008 à 23h01
(mis à jour le 16 février 2015 à 16h14)

Tout à l’heure, au hasard d’une recherche, j’ai parcouru le livre que Jean-Louis Bourlanges, ex-député européen, a publié en août 1992, quelques semaines avant le référendum français sur le traité de Maastricht du 20 septembre 1992. Son titre :

« le diable est-il européen ? »

(Stock). Je vous en conseille la lecture, il n’a quasiment pas pris une ride : il s’agit d’une analyse du rapport complexe que la France entretient vis-à-vis de  l’Europe. Si le « oui » l’a emporté avec 51,04 % des suffrages, le « non » aurait aussi bien pu passer, ce qui aurait sans doute condamné la monnaie unique.

Pourquoi parler de ce livre vieux de seize ans, aujourd'hui ? Hé bien parce qu'il s'ouvre sur le récit d'un canard qui a la vie dure, canard qui fut au référendum sur Maastricht ce que fut le projet de directive Bolkestein au référendum sur la Constitution européenne : il s'agit du fameux règlement communautaire relatif aux produits au lait cru adopté le 15 juin 1992. Dans l'imaginaire national, l'affaire est restée comme une tentative de ces horribles eurocrates bruxellois d'avoir la peau de « nos » fromages, le camembert au premier chef, au nom de considérations hygiénistes. Bruxelles était accusé de vouloir imposer la pasteurisation du lait pour des raisons de santé publique. Bourlanges rappelle cette « une » d'anthologie du Parisien (qui n'a jamais eu aucun correspondant permanent à Bruxelles, il vaut mieux pour dire tranquillement n'importe quoi) datée du 22 octobre 1991 : « L'Europe veut couler nos fromages ». Heureusement, toujours dans l'imaginaire national, le coq gaulois a résisté et Bruxelles capitulé, pour la plus grande gloire de nos fromages.

Je me souviens très bien à l'époque avoir assisté, halluciné, à ce déferlement. J'avais une excuse, c'était ma première campagne référendaire en tant que journaliste européen. Tous les papiers que j'ai pu écrire ainsi que mes confrères en poste à Bruxelles n'ont servi strictement à rien : on a préféré croire que le méchant était à Bruxelles. Bourlanges raconte la genèse de l'affaire dans son livre. En janvier 1988, la France adresse à la Commission et à ses onze partenaires de l'époque un mémorandum : « contribution à l'achèvement du marché intérieur dans le domaine des denrées alimentaires » assorti d'une fiche relative à « l'harmonisation des conditions sanitaires en matière d'échange intracommunautaire de produits laitiers ». Le 18 février 1990, la Commission propose donc un règlement largement inspiré des thèses françaises.

Ecoutons Bourlanges :

« Si la France prend ainsi l’initiative, c’est pour une raison simple : au lendemainWelcome0 de l’affaire dite du “vacherin qui tue”, elle estime avoir intérêt à l’harmonisation des règles sanitaires sur les produits au lait cru (25 % en valeur de la production fromagère totale), car ceux-ci sont aujourd’hui exclus d’un grand nombre de marchés, chaque État membre pouvant, en vertu de l’article 36 du Traité de Rome, invoquer à tout moment la protection des consommateurs pour en interdire l’importation sur son sol. Il s’agit donc d’abord de faire sauter un verrou et d’apporter aux exportateurs français une indispensable sécurité juridique leur permettant de déployer des efforts réguliers sur l’ensemble de la Communauté et de l’Espace économique européen. Bien plus, la réglementation communautaire constituant une référence respectée pour un grand nombre de pays tiers, notre pénétration au sein de grands marchés solvables, comme ceux de l’Amérique du Nord, ne peut que s’en trouver facilitée ».

Autrement dit, la France, avec le soutien de la Commission, « cherche à exporter les principes de la réglementation sanitaire française ». Bourlanges souligne aussi que « l'administration française entend obtenir de ses propres producteurs une rigueur hygiénique accrue dans leurs méthodes de fabrication. Elle considère que l'avenir de nos produits pourrait être brutalement menacé par l'apparition d'épidémies de salmonellose ou de listériose si l'on ne prenait pas les devants en engageant un programme de modernisation des laiteries et des fromageries ». Au passage, la France voulait aussi un règlement européen, car il permettra aux producteurs français de bénéficier des aides européennes pour se moderniser, ce qui est toujours bon à prendre. Et c'est exactement ce que la France a obtenu.

Ces nouvelles normes sanitaires, plus exigeantes, ont été mal reçues par les petits producteurs, notamment en Auvergne. Encore une fois, la France passait par l’Europe pour réformer un secteur… Mais comment a-t-on pu affirmer exactement le contraire, c’est-à-dire que la Commission voulait avoir la peau du lait cru alors qu’elle voulait simplement étendre les normes françaises à l’Europe, et ce, avec la complicité d’une partie des médias ? C’est ce qu’on appelle une rumeur, exactement comme celle qui a entouré le projet de directive Bolkestein où l’on a affirmé que des millions de plombiers polonais allaient déferler chez nous avec leurs salaires misérables pour nous voler nos emplois. C’est la théorie du complot, celle d’une Europe qui nous veut forcément du mal. Comme le dit très bien Bourlanges,

« tout procès en sorcellerie naît de la rencontre d’une ignorance et d’une inquiétude »

. La peur, c’est celle d’une Europe dont les équilibres internes se transforment rapidement et que l’on comprend de moins en moins. Les termes du débat sont toujours les mêmes.

L'histoire a évidemment donné raison à la France et à la Commission. Seize ans plus tard, on assiste à une nouvelle offensive contre le lait cru. La guerre est menée par les grands groupes industriels français qui veulent imposer la pasteurisation du lait pour faciliter le processus industriel. L'Europe est hors jeu. Mais je ne désespère que l'on finisse, un jour ou l'autre, par montrer du doigt Bruxelles.