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Libération
Blog «Coulisses de Bruxelles»

Livret A : comment la France justifie un hold-up au nom de l’Europe

Encore une fois, la France se sert de l’Europe pour faire passer une réforme qui a peu de chose à voir avec elle. Une méthode désastreuse qui a fait ses preuves en mai 2005, lorsqu’une majorité de Français a rendu la construction communautaire responsable de tous ses problèmes. Cette fois, il s’agit de l’ouverture à la concurrence de la distribution des Livrets A et bleu dont la collecte, centralisée à 100 % par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), sert à financer le logement social. La
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publié le 7 mai 2008 à 10h51
(mis à jour le 16 février 2015 à 16h14)

Encore une fois, la France se sert de l’Europe pour faire passer une réforme qui a peu de chose à voir avec elle. Une méthode désastreuse qui a fait ses preuves en mai 2005, lorsqu’une majorité de Français a rendu la construction communautaire responsable de tous ses problèmes.

Cette fois, il s’agit de l’ouverture à la concurrence de la distribution des Livrets A et bleu dont la collecte, centralisée à 100 % par la Caisse des dépôts et consignations (CDC), sert à financer le logement social. La Commission européenne a exigé que la distribution de ces Livrets ne soit plus réservée à trois réseaux bancaires, mais ouverte à toutes les banques. La France, non sans rechigner, s’est plié à cette injonction ce qui me paraît une excellente chose comme l’a expliqué

Neelie Kroes, la commissaire chargée de la concurrence. Mais, le gouvernement Fillon a glissé dans le projet de loi sur la

modernisation de l’économie, qui libéralise les Livrets, un monstrueux cadeau aux banques qui n’a rien à voir avec l’exigence de Bruxelles. Le débat qui a eu lieu sur ce blog est tout à fait révélateur : les eurosceptiques y ont vu la confirmation que

« l’Europe, c’est mal, car elle fait des cadeaux aux banques alors que la France, elle, veut protéger les plus pauvres »

. Or, c’est exactement le contraire !

Le journal Les Échos a publié hier un entretien avec Jean Peyrelevade, l'ancien président du Crédit Lyonnais –et auteur d'un très intéressant ouvrage : « le capitalisme total », La République des idées, Le Seuil-, absolument lumineux qui démonte le projet de loi sur la modernisation de l'économie. L'ancien patron du Lyonnais reste, évidemment, favorable à l'ouverture à la concurrence de la distribution des livrets, mais il reproche au gouvernement de mélanger « plusieurs objectifs, dont certains sont inavoués. Ce qui la rend totalement illisible et l'expose à la censure de Bruxelles ».

En effet, il est prévu de fusionner le Livret A et Livret de développement durable (LLD, ex-Codevi), ce qui « va créer une véritable usine à gaz. Je m'explique. Actuellement, la ressource du Livret A est centralisée à 100 % auprès de la CDC pour financer le logement social. Celle du LDD à 9 %, sans obligation sérieuse pour les banques dans l'utilisation des sommes non centralisées. L'objectif de la réforme est d'arriver à une centralisation de l'ordre de 70 % pour les deux livrets fusionnés. Mais les banques qui ont aujourd'hui les ressources du LDD ne pourront pas passer immédiatement de 9 à 70 % de centralisation en abandonnant des milliards d'euros de liquidités. Il faudra répartir le transfert au fur et à mesure de leur montée en puissance sur le Livret A, banque par banque. Et, à l'inverse, recycler des liquidités pour permettre aux distributeurs actuels du Livret A, La Poste et les Caisses d'Épargne, de passer de 100 % à 70 % de centralisation. Dans deux ans, personne n'y comprendra plus rien ! »

Pour Peyrelevade,

« la fusion des deux livrets semble liée à un objectif non avoué d’assurer plus de liquidités aux banques. Tout est parti d’une observation du rapport Camdessus consistant à dire qu’il fallait laisser à la disposition des banques une partie de la collecte pour les inciter à distribuer le produit. La crise financière et les problèmes de liquidités qu’elles ont connus ont peut-être renforcé cet argument. Le raisonnement me paraît pourtant entièrement faux. Le Livret A n’a pas besoin de cela pour intéresser les banquiers ».

Pour lui,

« si les banques se sont tant accrochées à cette réforme - je l’ai moi-même poussée quand j’étais à la tête du Crédit Lyonnais et membre de la FBF -, c’est parce que le Livret A est un produit essentiel dans leur stratégie commerciale, un produit d’appel incontournable pour séduire les clients. Les banques n’ont pas besoin d’accéder à la liquidité, c’est un cadeau supplémentaire qu’on leur fait. On parle quand même de 60 à 70 milliards d’euros de collecte non centralisée. Selon mes calculs, elles vont y gagner 1 à 2 milliards de résultat supplémentaire, puisque, sur ces sommes, elles percevront une rémunération de 0,6 % et engrangeront la différence entre le taux de rémunération des épargnants (3,5 % actuellement) et le taux interbancaire à 3 mois. Dans les conditions actuelles, je serais prêt à parier sur une explosion de la collecte ».

À plus ou moins long terme, ce cadeau fait aux banques menacera le financement du logement social :

« il ne m’étonnerait pas que dans quelques années, les banques demandent une simplification en proposant d’octroyer directement les prêts au logement social et en supprimant la centralisation aux fonds d’épargne. Après tout, elles l’ont déjà fait pour l’ex-Codevi, elles pourront facilement reprendre lesDsc03920 mêmes arguments. On changerait alors complètement d’univers. Or je ne crois pas qu’un promoteur classique puisse répondre aux missions que remplissent aujourd’hui les organismes HLM ».

Heureusement, Bruxelles risque de mettre son nez dans cette usine à gaz et d'y mettre bon ordre : « la réforme telle qu'elle est articulée me paraît contraire à toutes les règles bruxelloises. Il n'est prévu à ma connaissance, pour les sommes non centralisées par les banques, aucune contrepartie en termes d'utilisation. Comment dès lors justifier une dépense fiscale sur des dépôts dont les banquiers gardent la libre disposition ? Cela ressemble furieusement à une aide d'État ». Et la France ne pourra pas faire valoir qu'il s'agit de rémunérer un service public, le financement du logement social : « Bruxelles impose la transparence totale pour le coût auquel est rémunéré un service d'intérêt général. Or on n'aura pas accès à la comptabilité analytique des banques. Comment voulez-vous dans ces conditions que la Commission européenne s'assure du bien-fondé du dispositif ? D'autant que la commission de 0,6 % versée aux réseaux collecteurs est forfaitaire. J'ajoute que le nouveau dispositif prévoit que la mission d'accessibilité bancaire remplie par La Banque Postale fasse l'objet d'une rémunération supplémentaire. En clair, le logement social va supporter le coût de l'accessibilité bancaire en France. C'est illogique et sans équivalent chez nos voisins. En Belgique, par exemple, cette charge est répartie entre toutes les banques ».

<span> Bref, un ancien banquier montre comment la France transforme une excellente réforme en un magnifique cadeau aux banquiers. Pour empêcher ce hold-up, il va encore une fois falloir compter sur la Commission, la gardienne de la concurrence en Europe.</span>