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Blog «Les 400 culs»

La princesse Bonaparte était-elle frigide?

Etant clitoridienne, se considérant comme frigide, la princesse Marie Bonaparte fait partie des premières femmes à subir une opération chirurgicale du sexe. Etait-elle victime des théories de Freud ? N'a-t-elle pas résisté à sa manière ?
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publié le 23 juin 2008 à 15h49
(mis à jour le 21 février 2018 à 8h40)

Marie Bonaparte (1882-1962), descendante du frère de l'empereur Napoléon, princesse de Grèce et du Danemark, cofondatrice et bienfaitrice de la Société psychanalytique de Paris en 1926, a sauvé la vie de Freud. Alors que les nazis sont au pouvoir, en 1938 elle convainc Freud de partir en exil avec sa famille et avance l'argent de la caution que les Allemands demandent comme «taxe de sortie». Freud remboursera cet argent plus tard, une fois en sécurité puis mourra de son cancer de la mâchoire (le 23 septembre 1939)… Marie Bonaparte, quant à elle, ne cessera jamais de défendre l'œuvre de son cher maître avec qui, pourtant, elle entre en désaccord sur la question de l'orgasme féminin : tout en considérant Freud comme le seul psychanalyste valable (c'est à lui qu'elle se confie sur un divan), Marie Bonaparte n'est pas convaincue par la théorie de Freud selon laquelle le clitoris est un «pénis vestigial» dont il faudrait réprouver l'usage.

Selon Freud, une femme adulte, une «vraie» ne peut jouir que par le vagin, c'est-à-dire conformément aux normes qui désignent le mâle comme le seul partenaire légitime. Cette théorie fait du coït génital (garant de la reproduction) la seule pratique autorisée. Problème : Marie Bonaparte —qui a, comme beaucoup de femmes, du mal à jouir par la pénétration uniquement— émet l'idée peu orthodoxe que le clitoris a tout de même son rôle à jouer dans la jouissance féminine. S'il était possible de rapprocher le clitoris du vagin, la pénétration procurerait-elle des sensations ? Pour vérifier, Marie-Bonaparte se fait opérer le sexe à trois reprises… Malgré la désapprobation de Freud, elle est une des premières femmes au monde à subir des opérations de chirurgie plastique génitale censée la guérir de sa «frigidité». Dans Les 200 clitoris de Marie Bonaparte, l'écrivain Alix Lemel émet l'idée que la princesse a beau subir le diktat de la psychanalyse (se considérer comme anormale parce qu'elle ne jouit pas lors du coït), elle résiste à sa manière au «grand exciseur» qu'est Freud : en s'obstinant à défendre le clitoris.

Persuadée que son insensibilité est due à une malformation anatomique, la princesse consacre une grande partie de sa vie à vouloir «corriger» ce vagin qui reste sourd aux pénétrations. Pour pallier sa «froideur», elle se soumet au scalpel du chirurgien viennois Halban qui rapproche le clitoris du vagin… A trois reprises, entre 1927 et 1931, la malheureuse se fait opérer pour un résultat médiocre : en 1948, ainsi que son biographe Jean-Pierre Bourgeron le révèle dans Marie-Bonaparte elle écrit : «une intervention chirurgicale telle que l'opération Halban-Morgani ne change elle-même pas grand-chose… à l'anesthésie sexuelle pendant le coït». Freud voulait qu'elle «guérisse» uniquement par la psychanalyse. Mais, rien —ni les bistouris, ni les divans— ne permettent à Marie Bonaparte de «devenir une vraie femme». Dans sa quête de la jouissance vaginale, la princesse va même fréquenter d'autres «malades» qui, comme elles, ne parviennent à jouir que par le clitoris. En 1929, à Berlin, elle raconte dans un texte intitulé Notes sur l'excision qu'elle a rencontré une jeune Allemande «souffrant de masturbation compulsionnelle, et ayant subi de multiples mutilations chirurgicales sans succès»: la patiente s'est fait trancher le gland clitoridien… Sans résultat. Pour jouir, elle continue à caresser cette zone, frottant la cicatrice avec désespoir…

Dans Médecins et sexualités, Yves Ferroul, historien de la sexologie, note que cette mode de l'intervention médicale commence dès le XVIIIe siècle: on pose d'abord des anneaux en métal dans le prépuce des garçons et dans les grandes lèvres des fillettes, afin qu'ils/elles ne puissent pas faire l'amour avant la nuit de noce. Une ceinture de chasteté radicale. Mais comme l'infibulation n'empêche pas les filles de se toucher et que certaines arrachent les agrafes qui ferment leur sexe, des chirurgiens, très rapidement, recommandent l'excision. «Si le clitoris se révèle une source d'excitation permanente, on doit le considérer comme malade, et son ablation devient licite», expliquent les docteurs (qui omettent de suggérer que l'on coupe la langue des gros mangeurs)… En Angleterre dans les années 1860, en Autriche, en France à la fin du XIXè siècle, puis aux Etats-Unis début XXème, l'ablation du clitoris est à la mode.

Certains médecins le cautérisent au fer rouge. D'autres brûlent toute la vulve avec un crayon de nitrate d'argent… Venu d'Istanbul, le docteur Démetrius Zambaco, véritable pervers, torture deux petites filles avec un plaisir non dissimulé. Le texte qu'il présente à l'Académie de médecine en 1882 ne soulève aucun scandale. On peut y lire : «J'ai voulu commencer l'expérimentation sur la petite Y… (…) Le 8 septembre, cette pauvre enfant est toute tremblante. Elle me supplie de ne pas la brûler… (…) Le 11 septembre, "Vous n'avez pas tenu votre promesse, lui dis-je, je vous prouverai que vous avez eu tort en tenant la mienne. (…) Le 16, nouvelle cautérisation, j'applique trois points de feu sur chaque grande lèvre, et un autre sur le clitoris, pour la punir de sa désobéissance je lui cautérise les fesses et les lombes avec un grand fer.»

Jusqu'en 1920 (et même après) certains parents imposent à leurs enfants des gants grossiers, sans doigts, qui s'attachent fermement aux poignets. Les enfants sont bordés dans leur lit, bien serré. Dans les internats, des surveillants veillent à ce qu'ils dorment toujours avec les bras par-dessus la couverture. La nuit, certains jeunes garçons et filles sont même enfermés dans des sacs qui les transforment en momies. Des vêtements renforcés, doublés de cuir dans la zone génitale, sont également prévus pour la journée… Il faut attendre l'après-guerre pour que l'anathème soit levé et encore. En 1952, dans la première édition par l'Association Américaine de Psychiatrie du Manuel statistique et diagnostique des troubles mentaux (DSM), des comportements sexuels comme la masturbation, l'homosexualité, la fellation, le cunnilingus et le nomadisme sexuel sont classés au rang de trouble pathologique et de maladie mentale.

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A LIRE : Marie Bonaparte, de Jean-Pierre Bourgeron, PUF, 1997.

Les 200 clitoris de Marie Bonaparte, d'Alix Lemel, éd. Fayard, 2010.