Est-ce un tournant ? Pour la première fois, la Commission propose des mesures de rétorsion contre les Etats-Unis qui refusent toujours, après plusieurs années de négociations, de lever l’obligation de visa imposée aux douze nouveaux Etats membres – qui est de règle pour les quinze anciens —, alors même que leurs nationaux peuvent voyager librement dans toute l’Union. Il s’agit là d’une première qui en dit long sur la tension croissante entre les deux rives de l’Atlantique.
Depuis le 11 septembre, les États-Unis ont, en effet, obtenu tout ce qu’ils voulaient des Européens en matière de sécurité : passeport biométrique, transferts de données nominatives des passagers aériens, prise d’empreintes digitales, exploitation des fichiers de virements bancaires internationaux, etc. En échange, l’Union n’a quasiment rien obtenu. Toutes ses demandes se sont heurté à un mur, que ce soit l’obtention de garanties en matière de protection des données personnelles ou encore la suppression des visas pour les nouveaux Etats membres.
Lassés du peu de solidarité des anciens États membres et de la Commission dans cette affaire, sept pays (République tchèque, Lettonie, Estonie, Lituanie, Hongrie, Slovaquie et Malte) ont signé au cours des derniers mois des accords bilatéraux avec les États-Unis : en échange du transfert d’un certain nombre de données, ils ont obtenu la levée de l’obligation de visas pour leurs ressortissants. Une sacrée brèche dans la solidarité européenne, alors même qu’on ne sait même pas si les informations du système Schengen sont exclues de cette transmission de données… Ces accords bilatéraux ont donné lieu à une colère homérique de la Commission qui, lors d’une réunion hedomadaire des représentants permanents (COREPER) des Etats membres, n’a pas hésité à dire leur fait à ces Etats. Il est rare, très rare, que l’exécutif européen se fâche ainsi. Néanmoins, il a pris conscience qu’il était urgent d’agir au lieu de laisser les Américains diviser pour régner. Une affaire qui n’est pas sans rappeler les accords aériens dit de «ciel ouvert», où la plupart des Etats avaient négocié avec Washington un accord déséquilibré donnant davantage de droits aux compagnies américaines. Non sans mal, l’UE a obtenu la compétence qu’elle réclamait depuis longtemps et a depuis négocié un accord équilibré de «ciel ouvert» à la plus grande satisfaction des 27.
Le commissaire chargé de la justice et des affaires intérieures, le
Français Jacques Barrot, qui a remplacé l'Italien Franco Frattini à ce poste stratégique, a
donc décidé de durcir le ton face à cet unilatéralisme impérial. Il faut dire qu'il sait ce dont sont capables les Américains, puisqu'il a négocié avec eux le fameux accord de «ciel ouvert» lorsqu'il était commissaire aux transports... Dans un communiqué publié aujourd'hui, il annonce qu'il va proposer aux
ministres de l'Intérieur de l'Union, qui se réunissent demain à
Bruxelles, d'adopter des mesures de rétorsion contre les Américains
s'ils persistent à refuser de lever l'obligation de visa pour
l'ensemble des ressortissants communautaires. En particulier, un visa
pourrait être exigé de tous les Américains détenteurs de passeports
diplomatiques, officiels ou de service à partir du 1er janvier 2009,
soit quelques dizaines de milliers de personnes. La menace est en réalité graduée: la Commission exige que des «progrès» soient fait d'ici là: en clair, elle n'espère pas obtenir une levée générale de l'obligation de visas, mais qu'au moins certains nouveaux Etats membres présentant toutes les garanties de sécurité en soient dispensés.
Il n'est pas du tout certain que les Vingt-sept suivront la Commission dans cette affaire, atlantisme forcené de certains oblige. Mais que la Commission ose menacer les Américains en dit long sur la lassitude qui a gagné Bruxelles face à l'intransigeance américaine. Que cette menace intervienne en pleine négociation à l'OMC (Organisation mondiale du commerce) n'est sans doute pas non plus l'effet du hasard.