«Lorsqu'on parvient au plus puissant orgasme en songeant à Nicole Kidman ou Russel Crowe, cela veut-il dire que notre couple est en danger ?» C'est l'une des questions «troublantes» que soulève l'étude du psychanalyste Brett Kahr.
Quand un psychothérapeute se demande très sérieusement, dans l'introduction de son livre pompeusement intitulé Le Livre des fantasmes, si «les fantasmes sont nuisibles», il vaut mieux arrêter de le lire. Après avoir enquêté pendant vingt ans, dit-il, et disséqué 19 000 témoignages portant sur les fantasmes, Brett Kahr expose les résultats d'une enquête que son éditeur compare —sans rire— au rapport Kinsey. Le résultat de cette enquête ne vole pourtant pas plus haut qu'un article de presse féminine (1).
La moitié du Livre des Fantasmes n'est constituée que de récits du style «Je rêve que deux belles femmes se touchent tandis que je les regarde, puis je les rejoins». «Je rêve du vestiaire d'une équipe de foot.» «Je rêve d'être au centre d'une orgie de femmes qui veulent faire l'amour avec moi de toutes les façons possibles et imaginables.» «Mon plus grand fantasme est de me faire kidnapper et attaquer sexuellement par trois belles femmes…»
Tout excitants qu'ils soient, ces fantasmes n'en restent pas moins extrêmement basiques, courants, lus, relus et remâchés. On n'apprend pas grand chose sur soi en parcourant ce livre. La seule analyse un peu construite proposée par Brett Kahr concerne le fantasme du sexe à plusieurs. D'après ses statistiques, 58% des mâles britanniques (soit 13 millions d'individus, on tremble) aimeraient faire l'amour avec deux femmes ou plus. «Seulement 28% des femmes, en revanche, aimeraient faire l'amour avec deux hommes ou plus», ajoute-t-il. Ça n'étonnera personne, on apprend également que le fantasme du sexe à plusieurs concerne plus la génération post-68, celle qui a grandi avec la révolution sexuelle. Jusqu'ici, rien de bien surprenant.
La surprise vient plutôt lorsque Brett Kahr se décide à analyser ce
fantasme. «Les psychanalystes ont découvert que ce fantasme peut avoir
des fonctions inconscientes», annonce-t-il. Viennent, dans l'ordre
suivant, sept explications. Attachez vos ceintures. Le fantasme du sexe
à plusieurs est :
1/ «Une façon de soigner les blessures narcissiques en possédant plusieurs amants en même temps.»
2/ «Un moyen de dissimuler une profonde inquiétude au sujet de son propre corps ou de ses performances sexuelles; ainsi, certains hommes imaginent que leur compagne a besoin non pas d'un mais de deux pénis pour être satisfaite.»
3/ «Une marque d'inconfort devant l'intimité qu'implique une relation à deux.»
4/ «Pour les hétérosexuels une façon d'explorer des désirs homosexuels refoulés (et vice-versa).»
5/ «L'occasion de recréer un moment de l'enfance, lorsque nous sommes au lit, blottis entre le père et la mère. L'enfant éprouve alors une sensation de sécurité, mais réalise aussi son désir de séparer le couple parental/sexuel, ce qui lui procure un sentiment d'omnipotence.»
6/ «Le fantasme de la sexualité à plusieurs prend souvent sa source dans des souvenirs d'enfance, dans le cas d'individus ayant été élevés par plusieurs personnes. Nombre de mes patients nourrissant ce fantasme ont souffert, dans leur enfance, de soins erratiques, prodigués par un groupe d'adultes, au lieu d'avoir fait l'objet d'une attention soutenue de la part d'un ou deux parents.»
7/ «Les enfants supportent souvent mal d'être exclus de la chambre de leurs parents et, à l'âge adulte, cherchent à se réintroduire de manière symbolique en espionnant les activités sexuelles d'autrui. A cet égard, la pornographie comporte toujours certains éléments de voyeurisme infantile.»
Vous êtes-vous reconnu dans une (ou plusieurs) de ces sept explications ? Si oui, cela vous procure-t-il le sentiment heureux, décomplexé, d’en savoir plus sur vous-même ? Ou bien le sentiment honteux que votre fantasme, ce fantasme qui vous procurait pourtant de si agréables jouissances, n’est qu’une sorte de symptôme pathologique ? Ce livre vous donne-t-il envie de réaliser vos fantasmes et de faire l’amour ? Ce livre est-il libérateur ?
Je crains bien que non. Les sept explications de Brett Kahr sont peut-être vraies, mais formulées de telle manière qu'elles vous dégoûtent d'avoir des fantasmes. Il y a des gens qui, passant tout au crible d'une analyse médicale, nous salissent. Ils ne voient —dans ce qui motive nos actes, nos désirs ou nos choix de vie— que frustration, désirs refoulés, revanchardisme et volonté de pouvoir. Ils sont capables de dire au chirurgien qui sauve des vies : «La chirurgie est une forme larvée de sadisme.» Et de parler au pompier de son «ego défaillant». Soit. Que nos qualités procèdent de certains défauts, il faut évidemment l'admettre.
Oui, c'est vrai, la sexualité plonge ses
racines —comme tout ce qui nous pousse à aller de l'avant— dans un
magma de souvenirs parfois douloureux, de pulsions noires et d'héritages difficiles à
assumer. Mais toute cette boue, quel terreau fertile. Et c'est là que Brett Kahr, à mon sens, manque cruellement d'intellligence (celle du cœur). Son discours sur les fantasmes ne va pas au-delà de ces sept explications, misérables, étriquées, plates, vaines, culpabilisantes. Ce qui me fait prendre en horreur ce genre de livre soi-disant «éclairé» (l'éditeur dit même : «iconoclaste». On croit rêver).
Arrêtez les analyses et les cures. En matière de fantasmes, il ne faudrait se laisser guider que par le seul instinct du plaisir. A quoi bon réfléchir sur pourquoi nous préférons le chocolat ? Et sur pourquoi nous aimons tellement faire l'amour (en vrai ou en pensée) avec le plombier, Rambo ou David Bowie.