Il existe au Japon une croyance selon laquelle certaines femmes – sous l'effet de la jalousie – se dédoublent en serial killers. Les 27 et 28 novembre, la danseuse japonaise Noe Tawara incarne une des plus célèbres meurtrières de l'histoire du paranormal.
Il y a des femmes jalouses qui – sans le savoir - deviennent des assassins. On les appelle ikiryo. Ce sont des "fantômes vivants", des entités animées par une passion destructrice et incontrôlable. Au Japon, la plus célèbre d'entre elles s'appelle Dame Rokujo. Dans le Dit du Genji (roman rédigé en l'an 1000 par Murasaki Shikibu), Rokujo répand la terreur. Nuits après nuits, son ikiryo vient hanter des femmes qui finissent par succomber… Rokujo tue d'abord une jolie rivale, puis s'en prend à l'épouse de celui qu'elle aime. La danseuse Noe Tawara lui prête ses traits gracieux. Vêtue d'un kimono noir qui traine à ses pieds comme une mare d'encre maléfique, elle évolue au fil d'une chorégraphie très lente et étrange.
"Parfois, je suis juste une femme amoureuse, raconte Noe. Je brûle d'un feu ardent. Parfois, je me transforme en démon et je deviens quelque chose qui n'est ni homme ni femme. Je suis possédée.
Parfois, je reprends conscience et j'essaye d'exorciser ma haine. Puis, à la fin, quand tout est fini, je me réveille et je comprends que j'ai tué quelqu'un. Comment survivre à cette terrible culpabilité ?". A la fin de sa danse, Noe Tawara – toute de blanc vêtue – pose un voile funèbre sur sa tête. Au Japon, le blanc est la couleur de la mort. C'est la couleur des os, des cendres et de la neige. La couleur des aubes nouvelles aussi, car au Japon – pays des cycles et des métempsychoses – on ne meurt jamais que pour renaitre…
Noe Tawara dit que ses performances ont un rapport avec le sacré : adepte de jiuta mai, elle pratique en effet une forme de danse très particulière, créée au XVIIè siècle par des prêtresses (miko) et des acteurs de kyogen, afin de divertir aussi bien les humains que les dieux. Progressivement récupéré par les geisha, le jiuta mai devient la danse d'amour par excellence. Quand une apprentie geisha offre son pucelage à l'homme qui devient, officiellement, son "protecteur" (dana) et qui fait d'elle une geisha, une vraie, il lui faut par exemple accomplir devant lui la danse de jiuta mai nommé kurokami ("cheveux noirs") symbole de la beauté absolue. "Le noir est la couleur de la féminité, explique Noe Tawara. C'est la couleur du luxe, du sexe et de la beauté… Voilà pourquoi kurokami fait partie des danses les plus populaires dans les maisons de thé japonaise. Quand les clients demandent à une geisha de l'exécuter, ils imaginent en rêve qu'elle est amoureuse d'eux et qu'elle les a choisi comme protecteur…".
Le répertoire du jiuta mai repose en partie sur ce jeu d'illusion troublant. La plupart des chorégraphies mettent en scène une belle femme séduite, éprise ou éplorée, qui incline gracieusement sa nuque en zieutant de côté un homme invisible : va-t-il succomber ? M'aime-t-il encore ? Suis-je l'élue ? Reviendra-t-il se serrer contre mon coeur ? "La geisha mime les émois du coeur et les hommes qui le regardent danser se disent : c'est à moi qu'elle jette ces regards." Personne n'est dupe bien sûr. Dans ce monde flottant que l'on appelle "le monde des plaisirs" (ukiyo), mimer l'amour c'est un peu le faire. Danser le jiuta mai, c'est déjà se donner un peu. Sur scène, Noe Tawara retire donc son kimono, change de tenue et s'enroule en tournant dans une longue ceinture (obi) afin que tous puissent voir son corps gracieux se métamorphoser en celui d'une héroïne.
"La tradition au Japon veut que les acteurs se changent sur scène : dans le théâtre kabuki, ils changent de costume, de coiffure et de maquillage sous les yeux du public. Dans le no, l'acteur – avant d'arriver sur scène – doit marcher le long d'une passerelle appelée hanamichi et le public doit assister à sa matémorphose : quand il pose le premier pied sur le hanamichi il est encore lui-même. Au deuxième pas, il se met à entrer dans le rôle. Quand il arrive sur scène, il n'est plus lui-même. Il est le personnage, totalement. Nous, Japonais,nous aimons assister à ces métamorphoses. Peut-être parce que notre pays est constamment agité par des mouvements tectoniques… Nous marchons sur un sol en mouvement. De même, notre coeur change à chaque minute. Notre identité vacille. Nos amours deviennent parfois destructrices et parfois elles s'éteignent. Rien ne dure dans ce monde éphémère."
Noe Tawara interprètera d’abord une danse de kabuki (Iwai jishi), puis de Jiuta-mai (Enno tsuna), puis une chorégraphie originale, consacrée à l’amour (Le Feu Intérieur).
Vendredi 28 novembre, spectacle sur l’île de Ré, Centre Culturel La Maline (ARDC) : Noé dansera Aoi no Ue, l’histoire dramatique de Dame Rokujo.