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Blog «Les 400 culs»

La mécanique du bonheur

Existe-t-il un lien entre les montres et la sexualité ? Entre le mécanisme du temps qui passe et celle des sexes qui s’entrechoquent ? Tic-tac, tic-tac. Deux livres lèvent le voile sur cette question troublante. Dès la première moitié du XVIIIe siècle, les Chinois puis les Suisses fabriquent des montres ornées de scènes libertines dissimulées dans le boitier, exportées sous le nom de «montres à sujets lubriques». En Anglais, on les nomme plus hypocritement «conversations pieces» («pièces à con
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publié le 23 décembre 2008 à 14h44
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h14)

Existe-t-il un lien entre les montres et la sexualité ? Entre le mécanisme du temps qui passe et celle des sexes qui s’entrechoquent ? Tic-tac, tic-tac. Deux livres lèvent le voile sur cette question troublante.

Dès la première moitié du XVIIIe siècle, les Chinois puis les Suisses fabriquent des montres ornées de scènes libertines dissimulées dans le boitier, exportées sous le nom de «montres à sujets lubriques». En Anglais, on les nomme plus hypocritement «conversations pieces» («pièces à conversation») puisqu'elles servent de prétexte à des discussions galantes. Les plus raffinées sont animées d'automates cachés dans un compartiment secret, parfois même sous le motif décoratif du cadran… Quand on les remonte, on actionne le mouvement de va et vient d'un personnage qui exécute alors un coït raide et répétitif. La plupart de ces montres ont été détruites au XIXe siècle. Quelques unes - rescapées - se trouvent dans Eros Secret, un magnifique livre d'art, entièrement recouvert de tissu pourpre, délicieux à caresser… et rempli «d'objets à système».

Les objets érotiques à système sont «des objets qui n'affichent pas d'emblée leur caractère licencieux, explique l'éditeur Michel Froideveaux. C'est en manipulant délicatement une boîte que l'on découvre un double fond grivois, c'est en dévissant le pommeau d'une canne que surgit une vision coquine, c'est par un déclic qu'une montre offre ses entrailles luxurieuses…»

Le livre Eros Secret est le miroir d'une extraordinaire passion: celle d'un amateur éclairé, anonyme, qui - depuis des décennies - hante les salles de vente et les arrières boutiques d'antiquaire à la recherche de ce qu'il appelle «le secret». «Depuis notre petite enfance, nous jouons à cache-cache, aux devinettes, nous aimons élucider des mystères, nous déguiser, nous cherchons à nous faire peur, à être étonné et illusionné». C'est ainsi que ce «singulier monsieur» explique sa passion: prolongeant à l'âge adulte son goût pour la magie, il a rassemblé un merveilleux ensemble de pièces dont certaines appartenaient à Michel Simon, Roger Peyrefitte, Gérard Nordmann ou encore André Breton…

Le résultat est magnifique, mais si l'on veut aller au-delà de la simple fascination pour ces mécaniques polissonnes, c'est dans le livre de Claude Guillon qu'il faut aller chercher une plus profonde réflexion. Dans Je chante le corps critique, ouvrage à la fois érudit et violent, hymne à la révolte du corps, Claude Guillon passe au crible de sa langue acerbe la notion de «bonheur». Nous cherchons tous le bonheur, sans même savoir ce que ce mot signifie… Claude Guillon nous l'explique: le mot «bonheur» désigne d'abord «la bonne heure», l'heure de l'amour. «Dans la mythologie grecque, les Heures (…) sont les compagnes d'Aphrodite, déesse de l'amour», rappelle-t-il.

L'heure de l'union des cœurs et des corps est donc appelée «la bonne heure», et on la confond parfois, dans la littérature libertine, avec «l'heure du berger», par référence à la planète Vénus (dite «étoile du berger»). L'argot aussi garde les traces de cette association d'idée entre le sexe et le temps: «C'est ainsi que l'expression tirer un coup, généralement mise en rapport avec l'activité du canonnier (d'où la beauté canon), évoque aussi les coups de l'horloge, et d'autant mieux que les amants se vantent du nombre de coups tirés, par exemple en une nuit. Pour demeurer dans le même registre, passablement machiste, on observera que le pointeur (le violeur) fait pour ainsi dire pendant à la pointeuse de l'usine ou du bureau. Etre à la bourre, c'est être en retard or bourrer c'est coïter ; d'où l'apostrophe vulgaire »Bonne bourre«.

Que dire encore du branle des cloches dont le battant sert de métaphore au phallus ? Que dire de l'expression ancienne donner du retour des mâtines (c'est à dire copuler), par allusion aux mâtines, l'heure où l'on donne des bons coups, de cloche ou de queue ? N'oublions pas non plus toutes ces expressions: l'aiguille (le pénis), la trotteuse (la prostituée), le verre de montre (les fesses), le cadran (le sexe de la femme), marquer midi (bander), un contre-temps (ne pas bander), une plombe (une maladie vénérienne), etc. Claude Guillon rappelle d'ailleurs que les »montres obscènes« – chefs d'œuvre d'horlogerie – ont été détruites au XIXe siècle parce qu'elles évoquaient trop explicitement le sexe. Ces »intolérables contrefaçons de l'œuvre de chair, répétitive insultes à une divinité supposée« ne pouvaient pas survivre aux opérations de nettoyage menées par les autorités religieuses.

Reste que le mouvement des aiguilles a quelque chose d’incroyablement suggestif. Il évoque le vieux rêve d’une étreinte qui part en toupie, d’une montre qui tourne éternellement, sans jamais s’arrêter… La bonne heure… celle qui n’a pas de fin.

A la bonne heure !
Le premier chapitre de La Vie et les opinions de Tristram Shandy, l’ouvrage de Laurence Sterne, s’ouvre sur le récit de la conception du narrateur. Sa mère s’interrompt en plein coït : “Dites-moi mon ami je vous prie, (…) n’avez-vous pas omis de remonter la pendule ? – Bon Dieu ! s’écria mon père, mais en prenant bien soin de bémoliser du même coup son exclamation – Est-ce qu’une femme, depuis la création du monde, est-ce qu’une femme a jamais interrompu un homme avec une question aussi stupide ?”. Il faut dire à la décharge, si l’on ose l’écrire ainsi, de l’excellente femme, que le père Shandy a pris l’habitude de remonter l’horloge familiale le soir du premier dimanche de chaque mois… “Il avait pris petit à petit le pli de mettre à profit cette journée fatidique pour y inclure à l’ordre du jour diverses petites affaires domestiques (…). Ma pauvre mère en vint à la longue à ne plus pouvoir entendre le remonter ladite horloge sans qu’infailliblement d’autres pensées lui vinssent à l’improviste – et vice versa.
Que le devoir conjugal, si heureusement situé dans la régularité du calendrier domestique, ait été troublé par le rappel intempestif du temps qui passe et  de la nécessité de remonter les mécanismes qui permettent de le mesurer, voilà à quoi M. Shandy attribue les bizarreries de comportement qu’il constate par la suite chez son fils.
Ce n’est certes pas la première fois dans l’histoire de la littérature que sont associés l’érotisme et l’idée du temps, mais la satire de Sterne se distingue par son ironie féroce – c’est le caractère mécanique du coït qui évoque le tic-tac de l’horloge – et par les réactions qu’elle suscita. Un humoriste anonyme (…) publia Les huées de l’horloger contre l’auteur de La Vie et les opinions de Tristram Shandy. Il est devenu impossible, se plaignait-il, de parler horloge, montre ou balancier sans que l’interlocuteur imagine des sous-entendus. “On en arrive même à ce que la formule couramment utilisée par les filles de joie soit: “Monsieur, voulez-vous que je remonte votre pendule ?”.
(extrait de Je Chante le corps critique, page 66-67).
Eros Secret, photos de Véronique Willemin, édité par les éditions Alternatives et Humus (à l’initiative de la fondation FINALE, Fondation Internationale d’Arts et Littérature Erotiques).
Je Chante le corps critique, de Claude Guillon, éd. H&O.