Depuis le début de la crise bancaire, les Etats lèvent massivement de la dette : le montant global des émissions atteindrait actuellement environ 3000 milliards de dollars, en incluant le plan de relance américain, ce qui représente un doublement des émissions par rapport à une année « normale ». Les Etats rencontrent-ils des difficultés à financer leurs plans de soutien aux banques et à l'économie ? La divergence des taux d'intérêt exigés par les marchés entre les pays de la zone euro menace-t-elle son existence ? Philippe Mills, directeur de l'Agence France Trésor (AFT) depuis janvier 2008, répond en exclusivité à Libération. Cette agence, fondée en 2000, est chargée de vendre et de gérer la dette publique négociable française au mieux des intérêts des contribuables. Son efficacité est reconnue à travers le monde entier.
La réponse, pour l’instant, est positive. Si les Etats émettent autant de dettes, c’est parce qu’ils jouent désormais le rôle de « prêteur en dernier ressort » : ils se sont substitués à d’autres émetteurs, notamment les institutions privées comme les banques ou les assurances, qui aujourd’hui sont dans l’incapacité d’émettre soit parce que leur signature a été nettement dégradée, soit parce qu’ils considèrent que les conditions dans lesquelles ils pourraient émettre sont devenues trop chères. Ainsi, depuis 2006, le montant des émissions obligataires émis par les banques et les assurances est passé, au niveau européen, de l’ordre de 700 milliards d’euros à 300/400 milliards d’euros, selon les projections des analystes.
Quel est le montant de la dette de marché de la France ?
Au 31 décembre 2008, la dette publique négociable française s'établissait à 1017 milliards d'euros. Le service de la dette, c'est-à-dire le paiement des seuls intérêts, s'élèvera pour 2009 à 43 milliards d'euros (soit plus de 2% du PIB).
Le fait que cette dette soit possédée à plus de 64 % par des non-résidents pose-t-il problème ?
Non, au contraire. Le fait que la détention de la dette française soit très diversifiée en termes d'investisseurs et d'origine géographique indique que la France n'est pas dépendante d'une catégorie d'investisseurs et que ses conditions de financement sont à la fois sûres et bon marché du fait du jeu de la concurrence. Et il faut bien voir que les investisseurs possèdent une obligation et non une action de la maison France assortie d'un droit de vote. Ils ne peuvent donc exercer des pressions pour orienter la politique publique et ne peuvent non plus demander un remboursement anticipé de l'emprunt souscrit.

Très concrètement, moi-même, ou mon adjoint, Sébastien Boitreaud, ainsi que les personnes de l’AFT allons régulièrement à la rencontre des investisseurs. Il s’agit pour nous d’expliquer la gestion de la dette publiques française, les réformes structurelles ainsi que la situation économique européenne et française. Ce contact direct avec les investisseurs nous amène à réaliser chaque année plus d’une vingtaine de déplacements, que ce soit en Europe mais aussi en Asie, dans le Golfe et aux Amériques. Cette relation de proximité et de confiance est essentielle sur les marchés financiers.
On évoque depuis quelques semaines le risque d'un « krach obligataire ».
On a déjà connu un tel krach, en 1994, lorsque la Réserve fédérale américaine a brutalement relevé ses taux directeurs, ce que a entraîné une remontée importante de l'ensemble des taux de marché (plus de 2% en un an) et donc une baisse du prix des obligations. Mais un tel scénario ne risque pas de se produire, aucune banque centrale n'annonçant une augmentation de ses taux à brève échéance. Un crack obligataire peut aussi résulter d'un déséquilibre entre l'offre et la demande. Mais, comme je viens de le dire, ce n'est pas le cas aujourd'hui.
Les Allemands n'ont pas réussi au début du mois de janvier à vendre sur le marché l'ensemble des titres qu'ils proposaient au marché : sur 6 milliards d'euros, ils n'ont réussi à lever que 4,1 milliards.
Quand une adjudication n'est pas couverte, cela ne veut pas dire qu'un Etat n'est pas capable de se financer à moyen terme. Cela veut simplement dire qu'il y a un dysfonctionnement ponctuel du système d'intermédiation financière. L'Allemagne ne propose lors de ses adjudications qu'un seul titre. Est-ce que c'est ce que veut à ce moment précis le marché ? Ce n'est pas évident. La France, par exemple, et d'une manière systématique depuis la crise, propose trois titres. Début février, nous avons ainsi proposé deux titres de maturité dix ans et un titre de maturité trente ans. On a donc une offre qui est plus diversifiée susceptible de rencontrer la demande des investisseurs. D'autre part, les Allemands n'ont pas les mêmes relations que nous avec leurs banques. Ainsi, la charte qui lie la France aux banques les incite à participer à chaque adjudication. Enfin, tout le monde sait que l'agence de financement allemande peut conserver des titres qu'elle émet pour les revendre ultérieurement sur le marché secondaire. Autrement dit, la couverture d'une adjudication n'a pas la même signification que dans un autre système. Bref, qu'une adjudication allemande ne soit pas couverte, comme c'est déjà arrivé en 2008 ou comme cela est arrivé la semaine dernière une obligation à dix ans allemande, n'indique en rien que l'Allemagne n'est pas capable de se financer.
Au sein de la zone euro on assiste depuis septembre 2008 à un creusement des écarts de taux d'intérêt (« spread ») entre les pays alors que, jusque-là, l'Allemagne et la Grèce se finançaient dans des conditions à peu prés équivalentes. Les marchés parient-ils sur l'éclatement de la zone euro ? (Voir ma note sur le sujet)
Je ne le crois pas. Dans le contexte de la crise que nous connaissons, les investisseurs font une plus forte discrimination qu’auparavant entre les différents émetteurs de titres en tenant compte de la sécurité de leur signature telle qu’elle est évaluée par les agences de notation qui leur accorde une note (triple A, double A, A+, A, A-, etc). Lorsqu’il y a une dégradation de la note comme cela a été le cas de la Grèce, de l’Espagne, du Portugal, cela a un impact sur la façon dont les pays se financent. Cela explique pour partie la variation des taux d’intérêt entre les pays de la zone euro : il y a une prime de risque de crédit liée à l’estimation que les marchés font de la soutenabilité des finances publiques d’un Etat sur le long terme.
Ensuite, la crise actuelle est aussi une crise des intermédiaires financiers : sur le marché de la dette publique, ce sont des banques qui vendent la dette des Etats aux investisseurs finaux. Cela implique que, durant un certain temps, elles gardent dans leur bilan les emprunts publics pour ensuite les revendre. Depuis le début de la crise, ces institutions financières ont des contraintes de bilan plus fortes qu’auparavant, elles sont obligées de se désendetter. Elles choisissent donc les emprunts d’Etat les plus faciles à vendre dans un bref délai afin de ne pas les garder longtemps dans leur bilan, ce qui désavantage les pays dont la dette est moins liquide, notamment celle des petits pays. En effet, ces derniers ont une dette plus réduite, ce qui implique un volume d’échange quotidien réduit et une gamme d’instruments de financement moins diversifiée. Bref, comme leur dette risque de peser sur le bilan des banques, elles sont moins enclines à la vendre, d’où des taux d’intérêt plus élevés…
Les banques sont donc partiellement responsables de la dégradation des conditions de financement dans la zone euro ?
Il est normal que les banques restaurent leur bilan, d'autant qu'il y a des aspects réglementaires dans cette affaire puisqu'elles doivent afficher un certain ratio de fonds propres. Cela étant, toutes ces explications ne justifient pas le niveau auquel les écarts de taux sont arrivés. Il y a clairement une surréaction des marchés.
La volonté affichée des Etats membres de la zone euro de ne pas abandonner la monnaie unique et de purger leurs finances publiques une fois la crise terminée a-t-elle rassuré les marchés ?
Absolument. Mais les marchés ont aussi constaté que les Etats supposés fragiles arrivent à se financer, même s'il s'agit de conditions plus défavorables par rapport aux pays du noyau dur (Allemagne, France…) . Le 10 février par exemple, la Grèce a réussi à placer 7 milliards d'euros de titres, ce qui est beaucoup. Et elle a enregistré des ordres pour 10,5 milliards d'euros…. Certes, elle l'a fait avec un coût de 250 points de base de plus que le titre équivalent allemand (soit un taux d'intérêt de 4,4 %), mais le taux auquel elle se finance reste relativement bas malgré tout. .
Est-ce que ces « spread » ne sont pas une bonne chose pour obliger les Etats les moins vertueux à purger leurs finances publiques ? Car si un Etat est contraint de payer plus chère sa dette, il évitera de laisser se dégrader ses comptes.
Avant la crise, les taux d'intérêt dont bénéficiaient les pays de la zone euro se tenaient dans un corridor très étroit. La Grèce se finançait à 20 points de base au-dessus de l'Allemagne. Il n'est pas certain que cela reflétait parfaitement les différences en matière de liquidité et de sécurité entre les deux signatures. Il est possible qu'une fois la crise financière terminée, l'écart entre les dettes reste plus élevé que par le passé. Ces écarts ne sont pas choquants au sein d'une même zone monétaire : aux Etats-Unis, la note des Etats fédérés varie exactement comme en Europe. Il n'y a qu'une dizaine d'entre eux qui sont notés triple A. Si au sein d'un Etat fédéral, ce que n'est pas l'Union, les conditions de financement ne sont pas équivalentes, qui y a-t-il de choquant à ce qu'il en soit de même dans la zone euro ?
L'inexistence, au sein de la zone euro, d'un mécanisme de solidarité entre les Etats préoccupent-ils les marchés ou est-ce que personne n'imagine que l'Union laissera l'un des siens faire défaut ?
Il est difficile d'établir dans quelle mesure ce sujet préoccupe les marchés. En tout état de cause au sein de la zone euro, aucun Etat ne pose un réel problème de défaut: même si la note de la Grèce a été dégradée, elle reste néanmoins d'excellente qualité comme l'indiquent les agences de notation elles mêmes. Autrement dit, sa signature est recherchée par les investisseurs. Les agences de notation, les intermédiaires financiers et les investisseurs ont confiance en la capacité de la zone euro de se financer même si cette confiance peut légèrement varier selon les Etats.
N.B.: Il s’agit de la version complète de l’entretien que j’ai eu avec Philippe Mills, et dont une version raccourcie parait aujourd’hui dans Libération.