Cinq mois après l’arrêt du Tribunal constitutionnel de Karlsruhe, du 30 juin 2009, déclarant conforme à la Loi fondamentale allemande de 1949 le traité de Lisbonne, le Sénat vient de publier un passionnant « rapport d’information » consacré à ce jugement de principe (il est ici. Vous pouvez aussi télécharger les 160 pages de l’arrêt, dans une traduction française qui n’engage que moi-même, là). Son auteur, le sénateur Hubert Haenel, président de la commission des affaires européennes de la Haute assemblée, estime que cet arrêt étant « controversé », « il était nécessaire d’y voir plus clair » : « certains lui reprochent de reposer sur une conception dépassée des conditions de la démocratie, d’autres craignent qu’il ne contribue à freiner les progrès de la construction européenne, particulièrement dans certains domaines, d’autres encore y voient un symptôme d’un moindre engagement européen de l’Allemagne »Pour en avoir le cœur net, Haenel s'est rendu avec deux de ses collègues, à Karlsruhe, où il a rencontré, le 9 novembre dernier, le président du Tribunal et le vice-président de la chambre qui a rendu l'arrêt (et qui deviendra président de la chambre en 2010). « Ils ont été étonnés, dans le bon sens du terme, par notre démarche », raconte-t-il : « ils sont même rentrés spécialement de Berlin, où avaient lieu les cérémonies célébrant les vingt ans de la chute du mur ». Autrement dit, les juges ont senti le besoin de communiquer sur un arrêt qu'ils estiment mal compris.
Haenel estime que le Tribunal a surtout voulu en terminer avec le reproche que l’on adresse le plus souvent à l’Europe, celui de se construire « en catimini ». « L’essentiel de leur arrêt porte sur la nécessité d’impliquer davantage les parlements nationaux. Il faudra un jour en revenir à l’idée d’un Congrès les réunissant, comme l’avait proposé en vain Valéry Giscard d’Estaing à la Convention européenne », afin qu’ils participent à l’élaboration des nouveaux traités et des principales décisions de l’Union.
Le rapport d’Haenel, que je vous conseille de lire, son écriture étant certes juridique, mais limpide,
retrace l’évolution de la jurisprudence du Tribunal depuis son arrêt du 29 mai 1974, dit « so lange I » (« so lange » signifie « aussi longtemps que »). À la lecture de ce décryptage méticuleux, on s’aperçoit que les juges constitutionnels allemands (dont les pouvoirs sont assez proches de ceux de la Cour Suprême américaine) ont été confrontés à la même problématique que leurs homologues européens : l’autorité supérieure du droit européen, affirmée par la Cour de justice européenne dès ses arrêts Costa de 1964 et International Handelsgesellschaft de 1970, est-elle ou non conditionnée par la Constitution des États membres ? Comme ses homologues, confrontés à l’extrême nouveauté de la construction européenne, ils ont répondu par l’affirmative : la primauté du droit européen « est conditionnée par l’article de la loi fondamentale prévoyant la participation de l’Allemagne à la construction européenne, et cet article n’autorisait pas les Communautés européennes à porter atteinte aux bases constitutionnelles de la RFA, et notamment à la garantie des droits fondamentaux ». Il faut donc « que l’ordre juridique communautaire garantisse une protection des droits fondamentaux équivalente à celle assurée par la Constitution allemande pour que la saisine de la Cour de Karlsruhe n’ait plus lieu d’être ». « Aussi longtemps que » cette condition ne sera pas remplie, le Tribunal restera vigilant. Autrement dit, Karlsruhe assure un filet de sécurité supplémentaire au cas où le droit européen violerait les droits fondamentaux (elle le dira très clairement en 1986, dans son arrêt « so lange II », à propos de l’Acte Unique) Une jurisprudence qui n'est pas très éloignée de celle du Conseil constitutionnel, du Conseil d'État et de la Cour de cassation en France, même si ces trois cours n'ont jamais été aussi loin dans l'affirmation de leur prééminence. Karlsruhe a franchi un pas supplémentaire avec son arrêt « Maastricht » du 12 octobre 1993 en affirmant que la Loi fondamentale allemande garantit le « contenu démocratique » du droit d'élire le Bundestag, c'est-à-dire « la possibilité pour les électeurs "de concourir à la légitimation de l'autorité de l'État par le peuple au niveau de la Fédération et d'influer sur l'exercice de cette autorité". À supposer que les transferts de compétences au profit de l'Union européenne aboutissent à vider de sa substance le droit d'élire le Bundestag, il y aurait bien "violation du principe de démocratie" garanti par la loi fondamentale ». En l'occurrence, il faut savoir que l'article 79, alinéa 3 de la Loi fondamentale dispose que les principes énoncés par l'article 20 ne peuvent être révisés, ce qui inclut le caractère « démocratique » de la RFA où « tout pouvoir émane du peuple. Le peuple l'exerce au moyen d'élections et de votations et par des organes spéciaux investis des pouvoirs législatif, exécutif et judiciaire ».
En l’occurrence, le Tribunal a estimé que le traité de Maastricht, qui créait pourtant la monnaie unique, ne donnait pas naissance à un État européen, mais à une association européenne d’États qui n’a pas le pouvoir de déterminer elle-même ses compétences (la compétence des compétences), tout transfert de compétences devant être approuvé par le législateur national (compétence d’attribution). Elle a jugé que les États continuaient à disposer « de domaines d’action suffisamment importants, dans lesquels leurs nations respectives puissent s’épanouir et agir dans le cadre d’une volonté politique qu’elles ont elles-mêmes légitimée et orientée ». Comme le souligne Haenel, l’arrêt Maastricht est un « appel à un exercice effectif du contrôle parlementaire », qui n’a guère été entendu en AllemagnePour le sénateur, l’attention de Karlsruhe a été attirée par plusieurs arrêts de la Cour de justice européenne rendus en 2005 par lesquels celle-ci a attribué à l’Union davantage de compétences qu’elle en avait reçu par les traités (notamment en matière de droit pénal environnemental). N’est-ce pas une tentative de s’attribuer la compétence des compétences ?
C'est dans ce contexte qu'intervient l'arrêt sur le traité de Lisbonne. Il réaffirme que la Loi fondamentale « n'interdit pas la poursuite de la construction communautaire, dès lors que certaines conditions sont réunies » : d'abord, l'Allemagne ne peut transférer, sans approbation des citoyens, la compétence des compétences à l'Union, c'est-à-dire lui permettre de décider seule de l'étendue de ses compétences ; ensuite « l'identité constitutionnelle de l'Allemagne doit être préservée » ; enfin, « l'unification européenne par la voie de traités entre États souverains ne doit pas priver les États membres de la marge de manœuvre politique nécessaire pour modeler les conditions de vie économiques, culturelles et sociales ». L'arrêt précise que « les domaines particulièrement sensibles pour la capacité d'autodétermination démocratique d'un État constitutionnel incluent depuis toujours le droit pénal matériel et formel, le monopole de la force, policière à l'intérieur et militaire vers l'extérieur, les recettes fiscales et les dépenses publiques, surtout celles qui sont motivées par des considérations de politique sociale, l'aménagement des conditions de vie conformément au principe de l'État social ainsi que des décisions particulièrement importantes sur le plan culturel, par exemple en matière de droit de la famille, de système scolaire et de formation et de régime applicable aux confessions religieuses ».
Hubert Haenel estime que « le principe de démocratie tel qu’il résulte de la Loi fondamentale n’a
pas pour seule conséquence d’imposer que soient préservées les conditions d’une vie démocratique nationale. Il conduit également à imposer des exigences démocratiques à la construction européenne. Mais ces exigences ne peuvent être les mêmes pour l’Union européenne, groupement d’États doté d’une compétence d’attribution et pour un État comme l’Allemagne. On ne peut exiger de l’UE le même niveau de démocratie que pour un État. Cela reviendrait d’ailleurs à exclure aujourd’hui tout transfert de droits de souveraineté alors que la Loi fondamentale est ouverte à de tels transferts pour la construction d’une Europe unie et d’un ordre international de paix. Ainsi, les exigences démocratiques ne s’appliquent à l’Union que dans la mesure où ses caractéristiques et ses compétences le permettent, tandis qu’elles s’appliquent intégralement à l’échelon de l’État, ce qui suppose en retour que les domaines ayant un fort impact sur les conditions de vie des citoyens demeurent de compétence nationale » Pour le Tribunal, l'Union du traité de Lisbonne reste un groupement d'États auquel des compétences sont attribuées limitativement par un traité et que la démocratie y est suffisante. En revanche, il juge que la « loi d'accompagnement » allemande est insuffisante, car elle n'implique pas suffisamment le Parlement dans les éventuels accroissements de compétences de l'Union. Les juges visent explicitement les « clauses passerelles » du traité qui permettent au Conseil européen des chefs d'État et de gouvernement de décider à l'unanimité de faire passer une politique commune jusque-là soumise à l'unanimité au vote à la majorité qualifiée. Les Parlements nationaux ont seulement six mois pour s'opposer au jeu d'une clause passerelle générale.
En revanche, ils n'ont aucun droit d'objection pour les clauses passerelles spéciales (cadre financier pluriannuel, certaines mesures concernant la politique sociale, environnement, coopération judiciaire en matière de droit de la famille, certaines décisions de politiques étrangères). Enfin, le Conseil européen peut décider à l'unanimité, avec l'accord du Parlement européen, d'une action non expressément prévue par les traités, mais nécessaire pour atteindre l'un des objectifs de l'Union.
Karlsruhe juge que pour faire jouer ces différentes clauses qui font notamment « pénétrer l’Union bien plus loin dans les matières sensibles de la justice et des affaires intérieures », le gouvernement devra obtenir une loi d’approbation votée par le Parlement allemand, le droit d’opposition ne pouvant faire office de ratification, ce qui revient clairement à limiter la souplesse prévue par ces clauses, surtout si les vingt-sept pays prennent le même chemin. Pour le Tribunal, « la responsabilité politique et juridique du Parlement ne s’épuise pas à cet égard – pas même dans le cas de l’intégration européenne – dans un acquiescement donné une fois pour toutes. Elle s’étend également à la suite de la mise en œuvre du traité. Cette responsabilité ne saurait donc être assumée par un simple silence du Bundestag et du Bundesrat ».
Pour Hubert Haenel, l’arrêt Lisbonne n’a donc strictement rien de choquant et n’est en aucun cas le symptôme d’un détachement de l’Allemagne de la construction communautaire : « loin d’interpréter la Constitution avec les catégories de pensée du XIXe siècle, le Tribunal souligne dans son arrêt que la Loi fondamentale rompt avec “une conception rigide de la souveraineté”, qu’elle “se détache de la conception autosuffisante et autocentrée de la souveraineté étatique et revient à une vision de la puissance étatique individuelle dans laquelle la souveraineté est une liberté contrôlée et coordonnée par le droit international public” ». Pour lui, il n’est que la continuation de la jurisprudence Maastricht : l’arrêt « souligne que l’Union n’est pas un État et qu’il n’est pas approprié de projeter sur elle les catégories applicables aux États ; il fait ressortir que l’Union ne peut pas se transformer insensiblement en État, qu’il s’agirait au contraire d’un saut qualitatif relevant de la souveraineté populaire. Cette clarification ne peut conduire qu’à une approche plus réfléchie et plus consciente de la construction européenne : on ne voit pas en quoi elle ferait obstacle à ses progrès ». Pour le sénateur, « l’arrêt Lisbonne ne peut que contribuer à ce que l’Europe sorte enfin complètement de l’ère du “despotisme éclairé” qui constitue une phase dépassée de la construction européenne. »