
Tout s’est passé très vite. Aux alentours de 13 heures, alors que
les 50 000 manifestants étaient sur le point de se disperser, quelques
dizaines d’émeutiers se déchaînent place Syntagma, devant le Parlement,
dans le centre d’Athènes, et dans les rues adjacentes. Violents, bien
équipés et organisés, majoritairement jeunes, ces «anarchistes»,
comme les appellent les Grecs, s’attaquent aux devantures des magasins
et des banques et aux forces antiémeute (à pied et à moto). Une
chorégraphie sans surprise s’engage. Mais vers 13 heures, un groupe
d’émeutiers lance des cocktails Molotov à travers la vitrine brisée
d’une agence de la banque Marfin, au 23 de la rue Stadiou, prenant au
piège des employés qui n’observaient pas la «grève générale». Un
mouvement décrété par les syndicats pour protester contre le plan de
rigueur sans précédent imposé par l’Union européenne et le Fonds
monétaire international (FMI) en échange d’une série de prêts d’un
montant total de 110 milliards d’euros. Et qui a mobilisé plusieurs
villes dans tout le pays, notamment à Thessalonique.
A Athènes, Christos explique qu’après les Molotov, il a vu des «jeunes, cagoulés, jeter de l’essence qui s’est enflammée, ce qui a provoqué l’incendie». Il dit avoir aperçu des employés «sortir par l’arrière de l’immeuble, d’autres se jeter par les fenêtres»,
un homme atterrissant sur le balcon du premier étage, d’autres passant
par le toit. Les pompiers interviennent vite, mais ils retireront trois
corps des décombres, deux femmes, dont une enceinte, et un homme. Cinq
employés sont blessés dans l’incendie.
Alors que les pompiers s’affairent au milieu
des cendres et qu’une femme en pleurs vient demander des nouvelles de
son fils employé de la banque, les policiers repoussent à coups de
grenades lacrymogènes les derniers manifestants qui se tiennent à
quelques dizaines de mètres du lieu du drame. Les émeutiers n’en sont
pas restés là : d’autres groupes ont incendié, un peu plus loin, un
immeuble - heureusement vide - appartenant au ministère des Finances,
avenue Syngrou, juste en face des ruines du temple de Zeus. Une cible
curieuse puisqu’il s’agit de l’ancien siège de l’unité d’élite, le
SDOE, créée par l’ancien Premier ministre socialiste Konstantinos
Simitis afin de s’attaquer à la fraude fiscale des plus riches. Une
unité dissoute par la droite en 2004…
Un camion de pompiers, une voiture de police et divers véhicules
privés feront aussi les frais de la
violence des émeutiers. Même si les
forces de l’ordre ont rapidement repris le contrôle de la situation et
si les incidents sont somme toute limités, les télévisions du monde
entier s’en donnent à cœur joie : une journaliste plantée devant une
caméra, un pavé à la main, devant les ruines fumantes du SDOE, explique
qu’«Athènes est à feu et à sang». Les marchés ne pourront qu’en tirer la conclusion que les Grecs refusent fermement le plan de rigueur…

Impression fausse, évidemment. L’essentiel de cette journée est
ailleurs. Jamais les syndicats grecs n’ont réussi à mobiliser autant de
monde depuis très longtemps. Le 1er mai, juste avant
l’annonce du plan d’austérité, il y avait à peine 15 000 manifestants
dans une ville qui compte plus de 5 millions d’habitants… Ce mercredi,
il y avait au moins 30 000 manifestants selon la police, plus
probablement 50 000. Le comptage est toujours difficile, les
communistes ultraorthodoxes du KKE et du syndicat Pame («En avant»)
refusant tout défilé unitaire. C’est leur cortège, encadré par leur
propre service d’ordre, qui est arrivé le premier place Syntagma. La
police les laisse venir quasiment jusque sous les fenêtres des
parlementaires qui, justement, examinent le plan de rigueur. Les
slogans, qui visent la classe politique locale, sont violents : «Ici, c’est pas l’Irlande. Aucun sacrifice pour la ploutocratie.»«Fils de putes politiciens, brûlons le bordel parlementaire, voleurs, voleurs.»

«En Grèce, on est certain que les coupables, ceux qui ont mené le pays au bord du gouffre, vont échapper à la justice,
explique Spyros, 62 ans, médecin dans un hôpital public.
C’est pour ça qu’il y a tant de colère, de la colère contre notre Etat corrompu.»
«Faire payer les responsables», c’est le leitmotiv d’un cortège résigné
à devoir se serrer la ceinture, même s’il répugne à le reconnaître
d’emblée. «Il faut au moins que certaines personnes soient jugées. Les Grecs ne voient pas la justice depuis des années», martèle Panagiota, 50 ans employée à la mairie d’Athènes.
Les échos de cette colère sont cependant écrasés par la mort des
trois employés de banque, qui ont sidéré les Grecs. Immédiatement, les
journalistes ont suspendu leur grève. Lors des émissions marathon
organisées en catastrophe, il n’est presque plus question du plan
d’austérité. Il n’y a guère que le syndicat des employés de banque qui
a osé appeler à une nouvelle grève de quarante-huit heures.
N.B.: Il s’agit du récit que j’ai écrit avec Philippe Cergel, paru ce jeudi dans Libération. Au cas où certains ne l’auraient pas compris, je suis à Athènes depuis lundi...
Photos: J.Q.