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Blog «Les 400 culs»

Une association pour "tailler les hommes en pièces" ?

En plein milieu des années 60, une ex-mendiante prostituée écrit un pamphlet révolutionnaire —le Manifeste des raclures (SCUM Manifesto)— qui devient le texte-culte des féministes. Mercredi 16 juin, au festival Côté Court de Pantin, ce texte reprend vie au fil d’une performance semblable à un séance de chaise électrique. Née le 9 avril 1936 à Ventnor City (New Jersey), morte d’une pneumonie à 52 ans dans la solitude d’une chambre d’hôtel, la féministe américaine Valérie Solanas est connue pour
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publié le 15 juin 2010 à 15h37
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h14)

En plein milieu des années 60, une ex-mendiante prostituée écrit un pamphlet révolutionnaire —le Manifeste des raclures (SCUM Manifesto)— qui devient le texte-culte des féministes. Mercredi 16 juin, au festival Côté Court de Pantin, ce texte reprend vie au fil d'une performance semblable à un séance de chaise électrique.

Née le 9 avril 1936 à Ventnor City (New Jersey), morte d'une pneumonie à 52 ans dans la solitude d'une chambre d'hôtel, la féministe américaine Valérie Solanas est connue pour avoir essayé de tuer Andy Warhol. Mais elle reste surtout célèbre pour son pamphlet SCUM Manifesto, acronyme que certains ont voulu traduire par «Association pour Castrer les Mâles» (Society for Cutting Up Men). L'actrice Catherine Corringer ressuscite ce texte-culte, dans toute sa splendide et mordante ironie, mercredi 16 juin, au cours d'une performance coup-de-poing. En Anglais, scum signifie  «crasse», «racaille», «rebut» ou encore «salaud», «salope», «saloperie». «Rien dans le texte n'indique qu'il s'agit d'un acronyme, explique Catherine Corringer. Solanas a toujours laissé l'ambiguïté, et c'est ça qui est fort.» Bien plus qu'un discours virulent de virago, un appel au génocide mâle, SCUM Manifesto est un poème épique, futuriste, qui joue le rôle d'un électro-choc. Il faut se laisser envahir par cette vision d'un monde déjà mort, programmé pour l'auto-destruction, que Solanas invoque avec ses mots rageurs et flamboyants. Il faut écouter son texte comme une Apocalypse moderne, une description prémonitoire de l'holocauste à venir, et… progressivement, revenir sur terre, le cerveau comme nettoyé par cette vision perturbante.

Catherine Corringer, qui met en scène SCUM Manifesto, laisse parler à sa place une cassette enregistrée. La voix aiguë qui sort de l'appareil semble venir d'un futur déjà marqué par la disparition de la race humaine. Cette voix résonne sur la scène comme si nous étions déjà tous morts. Comme s'il ne restait de nous que des enregistrements hystériques. «SCUM veut s'éclater tout de suite, proclame la voix aiguë. Et si une grande majorité de femmes étaient SCUM, elles parviendraient en quelques semaines aux commandes du pays en refusant de travailler, c'est-à-dire en paralysant la nation entière. Vivre dans cette société, c'est au mieux y mourir d'ennui. Rien dans cette société ne concerne les femmes. Alors, à toutes celles qui conservent un brin de civisme, le sens des responsabilités et celui du fun, il ne reste qu'à renverser le gouvernement, en finir avec l'argent, instaurer l'automatisation partout ET DETRUIRE LE SEXE MALE. SCUM est impatient. SCUM est contre le système entier. Si SCUM marche un jour, ce sera sur la tête dégoûtante et bête du président. Si SCUM un jour frappe, ce sera dans le noir avec une lame de 15 cm de long.»

Alors que l’enregistrement passe, ponctué de rires grinçants, Catherine Corringer –lentement, très lentement— orne son corps frêle et pâle de jouets en plastique, qu’elle accroche à des hameçons plantés dans sa peau. Un tank phallique, symbole de l’envahisseur. Une poupée Barbie ligotée, symbole des femmes qui collaborent. La guerre d’occupation qui se déroule sur le corps de Catherine Corringer nous renvoit à nos propres responsabilités. Pourquoi aimons-nous le pouvoir et la force? Pourquoi cherchons-nous la protection d’un bras viril? Les femmes ont-elles à ce point perdu confiance en elles pour croire qu’elles sont plus fragiles et plus sentimentales que les hommes? Contrairement aux apparences,

SCUM Manifesto

n’est pas un texte anti-homme. C’est un texte anti-sexisme. Il attaque non pas les «mâles», mais l’idéologie qui établit une différence caricaturale entre les sexes. Pourquoi éduquons-nous les petites filles à être mièvres et gentilles (futures mamans); les petits garçons à être aventuriers et costauds (futurs guerriers). Dans un commentaire récent,

écrivait sur les 400 culs :

“Un homme qui loue la douceur des femmes dit implicitement : «Tu n’as pas le droit d’être agressive et d’avoir du caractère». Tant que les femmes adhèreront au statu quo, elles ne seront jamais libres. Si on veut l’égalité homme-femme, il faut en finir avec les clichés et le différentialisme.

»

Ce que Solanas exprime d'une façon plus radicale, en poussant jusqu'au bout la logique de ce discours qui assigne les femmes à la «douceur» : plus une société accentue la différence entre les sexes, plus elle encourage les hommes à s'affirmer à travers la violence. Plus ils sont virilement agressifs, plus ils sont frustrés et mal dans leur peau. Plus ils sont frustrés, plus ils traitent les femmes comme des putes. Leur maman est une sainte, si possible vierge. Leur épouse est une petite fille frivole et vaniteuse qu'ils doivent chaperonner, voire recouvrir de la tête aux pieds. La femme des autres n'est qu'une salope lubrique à violer. On voit où mène cette idéologie. A la mort. Ce que Valérie Solanas met en scène, c'est justement ce spectacle d'une société partagée entre les «mâles simiesques» et les «filles à papa» : «L'homme est entièrement déterminé par le conditionnement subi pendant son enfance, dit-elle. Ses premières expériences ont été vécues avec sa mother et il est lié à elle pour la vie. Pour l'homme il n'est jamais très clair qu'il soit autre chose qu'une partie de sa mother, qu'il est lui et qu'elle est elle. Son plus grand besoin est d'être guidé, abrité, protégé et admiré par Mama. N'existant que par son corps, l'homme aspire à passer son temps dans une béatitude animale consistant à manger, dormir, chier et se faire dorloter par Mama. La Daddy's Girl, passive et abrutie, avide d'approbation et de petites tapes sur la joue, qui manifeste son respect au moindre tas d'immondices passant par là, se laisse machinalement transformer en Mama. Elle prête machinalement son corps, éponge le front simiesque plissé par l'effort, pousse au cul le petit ego défaillant.»

Réduites à l'état de «bouillotte à nichons», les femmes qui se laissent convaincre qu'elles sont gentilles (puisque c'est, soi-disant, dans leur nature) intériorisent tellement leur statut d'être inférieur qu'elles finissent par considérer elles-mêmes que leur fonction est «de porter puis d'élever les enfants, d'apaiser, de réconforter et de stimuler l'ego masculin». Il faut revoir le documentaire sur «la domination masculine» pour constater à quel point cette vision de la femme reste un modèle dominant. Quand on leur demande de quoi elles rêvent, les femmes interrogées par le réalisateur Patric Jean répondent, tour à tour : «J'aime bien le stéréotype de l'ancien temps, l'homme qui protège sa famille». «J'aime les hommes jaloux, possessifs et arrogants». «J'aime les hommes plutôt dominants». Et quand on leur demande de quoi les hommes rêvent, elles disent : «Il y a  toujours une femme derrière un grand homme. L'homme a besoin de ce regard féminin pour se sentir valorisé.» «Le rôle de la femme c'est d'être jolie, sans être superficielle pour autant mais que l'homme se sente valorisé par rapport à la femme qui se trouve à côté de lui.» «Les hommes qui ont un niveau de culture inférieur, ils se sentent dévalorisés. L'homme doit être plus fort pour faire un équilibre. Sur le plan financier aussi. Il vaut mieux que ça soit lui qui gagne plus… L'argent, C'est un symbole de domination masculine. Pour l'homme c'est important qu'il se sente valorisé.»

Comment espérer que la société change un jour tant que les femmes continueront à jouer les “filles à papa”? Dans la grande majorité des sociétés qui existent actuellement, la femme n’est qu’une mère porteuse, une poule pondeuse et accessoirement une poupée gonflable que l’on peut facilement remplacer quand elle crève. Dans la société des

SCUM

rêvée par Solanas, la femme est un condensé de toutes les qualités que les hommes ont jugé bon de s’approprier, en exclusivité : «force de caractère, indépendance affective, énergie, esprit d’initiative, aisance, objectivité, assurance, courage, intégrité, intensité, profondeur, sens du fun…». Pour Catherine Corringer, le

Manifeste SCUM

est plus que j’amais d’actualité : il est temps de faire la révolution. C’est un texte qui annonce «

l’avènement d’un être féminin appelé SCUM,

dit-elle

, un être mutant, un genre inédit

», marqué par une rage et une soif féroce d’en finir avec les clichés destructeurs. «

On peut parfaitement, à l’heure où le capitalisme à tout crin est en train de s’écrouler, entendre la «prophétie» de Solanas d’une manière parfaitement contemporaine

», dit-elle. La prophétie tombe effectivement si juste, si méchamment juste, que l’on sort de

d’un pas un peu vacillant, le ventre noué, le cerveau en ébullition. Dopé par l’espoir que le monde change et qu’on puisse enfin y être heureux(se).

Mercredi 16 juin, à 21h : SCUM Manifesto, de Catherine Corringer. Festival Côté Court de Pantin. Au Ciné 104 : 104 avenue Jean Lolive, 93 500 Pantin. M° Eglise de Pantin

TROIS QUESTIONS A CATHERINE CORRINGER

Que pensez-vous du fait que Valérie Solanas ait tiré sur un homme, manquant de le tuer de peu et le laissant handicapé à vie ?

Solanas n’a pas tiré sur n’importe quel homme, elle a tiré sur Andy Warhol. C’est pas rien. Et c’est ça qui est intéressant: elle n’a pas tiré sur le premier macho venu, le «connard d’américain hétéronormé» (c’est de moi, pas d’elle dont elle parle dans SCUM). Elle a tiré sur quelqu’un qui était un être très connu et reconnu, qui aimait et jouait de la gloire, et qui était une figure de «la société du spectacle», qui avait fait son œuvre sur la représentation et non sur l’incarnation.
D’ailleurs il est intéressant de noter que Andy Warhol n’a pas porté plainte contre elle. Elle devait représenter pour lui justement ce qu’il n’était pas  (l’inverse est aussi vrai): une femme pas très jolie (et dieu sait à quel point la beauté des femmes était importante pour Warhol), se battant pour la reconnaissance avec rage, avec violence, une lesbienne radicale détestant la représentation. Ce qui a motivé l’acte de Solanas, c’est le sentiment d’humiliation profond qu’elle a dû ressentir quand elle a su que Warhol avait égaré le manuscrit de «Up your ass» (Dans ton cul), une pièce de théâtre qu’elle a écrit et qui a été retrouvée récemment dans une malle à San Francisco. Pour Solanas, l’écriture, son écriture, c’était sa vie, c’était elle. Et le manuscrit, elle n’en avait qu’un. Cette humiliation, l’impression d’être niée dans ses mots, dans son corps, d’être donc piétinée, a peut-être, sans doute, motivé son acte. La rage. La rage et la colère contre ce monde des apparences, de la mondanité, du «beau» que représente Andy Warhol.
En même temps il y a une réelle ambiguïté aussi chez Solanas, car c’est elle qui est venue trouver Warhol pour qu’il monte sa pièce, elle l’a beaucoup «harcelé», elle voulait intégrer d’une manière ou d’une autre la Factory...

Pour Valérie Solanas, les hommes sont-ils forcément des pauvres mecs et les femmes forcément des victimes ?

Non. Il y a un binôme : homme/Daddy’s girl, qui est, selon elle, fondé à disparaitre car l’homme «porte en lui sa propre destruction» et la Daddy’s girl, ne se définissant que par rapport à lui, disparaîtra par voie de fait.
Et il y a l’avènement d’un troisième sexe, autre, radicalement autre, qui est l’avenir, résolument mutant(e), «éternel(le)» puisqu’il/elle aura appris à vaincre, par la science, la vieillesse et la mort. Il ne faut, je crois, pas voir ce texte comme une bataille contre les hommes. C’est bien autre chose que cela. C’est une utopie parfaite d’une autre société, libertaire, sans le monde de l’argent. Avec son humour corrosif, SCUM Manifesto peut s’entendre aussi comme une prophétie tout à fait d’actualité: la Scum est génétiquement modifiée et Solanas est parfaitement anti-naturaliste, ce en quoi elle est moderne.

Quel est l’ennemi à abattre dans SCUM ?

L’homme n’est pas plus à abattre que la femme dans SCUM MANIFESTO, c’est effectivement le système Homme/Daddy’s girl qui est à détruire, le mode des relations genrées, le rapport entre les sexes. Il ne s’agit pas là de le faire évoluer, il s’agit purement et simplement de le détruire. C’est ça qui donne aussi au texte toute sa force, toute sa jubilation enfantine.

POUR EN SAVOIR PLUS SUR VALERIE SOLANAS
Valérie Solanas dit avoir été violée par son père. Ses parents divorcent alors qu’elle a 11 ans. Elle est alors élevée par son grand-père, une homme violent et alcoolique, qui l’abandonne. Elle a 15 ans. Sans domicile, Valérie Solanas se prostitue pour financer ses études et parvient à obtenir un diplôme de psychologie. A 17 ans, elle a un fils, David. On ne sait pas trop ce qu’il lui arrive ensuite. Il  semblerait qu’elle voyage à travers les États-Unis en vivant de mendicité et de passes. A 30 ans, elle écrit une pièce “Up your ass” (“Dans ton cul”), mettant en scène une prostituée qui hait les hommes. A 31 ans (en 1967), elle rencontre Andy Warhol à la sortie de son célèbre studio, la Factory, et lui remet son manuscrit en le suppliant de produire la pièce. Intrigué par le titre, il accepte de le lire, mais ne donne pas suite, puis perd le texte. Toujours en 1967, Valérie écrit son Manifeste SCUM (“crasse”, “racaille” ou “salaud”). Des lecteurs voient dans le mot SCUM l’acronyme de “Association pour tailler les hommes en pièces”. Valérie rappelle Andy Warhol pour qu’il lui rende son manuscrit “Up your ass”. En guise de dédommagement, il lui donne des rôles mineurs dans deux de ses films. Le 3 juin 1968, Solanas attend Warhol dans le hall de la Factory, située au 6eme étage du 33 Union Square West, et tire trois coups de revolver sur lui. Warhol survit mais de justesse. il  doit porter un corset jusqu’à la fin de ses jours. Valérie fait trois ans de prison. Il refuse de porter plainte contre elle. Elle meurt le 26 avril 1988, dans l’ignorance quasi-générale. Quelques années plus tard, le manuscrit de “Up your ass” est retrouvé au fond d’un coffre rempli d’équipement d’éclairage.