On connaît les paradis fiscaux, on connaît moins les paradis judiciaires. L’Union en abrite pourtant
au moins deux, l’Allemagne et l’Autriche. Ou plutôt abritaient, la justice européenne ayant entrepris de réduire ces enclaves de « non-droit » où les tribunaux ne s’estiment pas tenus de respecter le droit international dès lors qu’il s’agit de protéger leurs ressortissants au détriment d’autres citoyens européens.

En l’occurrence, ces deux pays refusent de rendre un enfant enlevé par un de leurs ressortissants dans un autre État afin de le soustraire à la garde de son ex-conjoint – souvent étranger, mais pas toujours — avec lequel ils sont entrés en guerre. Et ce, alors même qu’une décision judiciaire rendue par le tribunal du lieu de résidence habituel de l’enfant attribue soit la garde, soit un droit de visite à l’autre parent. Pour les juges allemands et autrichiens, « l’intérêt supérieur de l’enfant » implique qu’il vive en Allemagne ou en Autriche avec son parent allemand ou autrichien, même s’il a été enlevé à son autre parent. Une conception très ethnique de l’intérêt de l’enfant régulièrement dénoncée par des associations regroupant des centaines de parents privés de leur enfant et totalement démunis face à ce déni de droit.
L’affaire sur laquelle s’est prononcée, le 1er juillet 2010, la Cour de justice de l’Union européenne est exemplaire. Un couple mixte (elle Autrichienne, lui Italien) vit en Italie, en Vénitie, et a une petite fille, Sofia, née en décembre 2006. En janvier 2008, ils se séparent et la guerre commence. Le père accepte que Sofia vive avec sa mère, mais à condition qu’elle reste en Italie. Inquiet, il saisit un tribunal italien en février 2008 qui interdit à la mère de quitter l’Italie avec sa fille. La mère n’en a cure et fuit immédiatement en Autriche. En mai 2008, le tribunal italien accepte finalement que Sofia vive avec sa mère en Autriche, mais confie provisoirement la garde aux deux parents et établit les modalités d’un droit de visite… Que la mère refusera d’honorer. En janvier 2009, un tribunal autrichien, saisi par le père en avril 2008, refuse d’ordonner le retour de l’enfant en invoquant « un risque grave de dommage psychique pour l’enfant ». En juillet 2009, le tribunal italien, qui refuse d’abdiquer sa compétence, ordonne le retour immédiat de l’enfant en Italie. Plutôt sympa, le juge prévoit même qu’un logement social sera mis à sa disposition afin l’enfant puisse « rétablir les contacts avec le père »… Mais les juges autrichiens refusent d’ordonner le retour de l’enfant. C’est l’impasse. Des histoires comme celle-là, il y en a des milliers.

<span>Faute de justice internationale, il est impossible de s'opposer à cette interprétation de la Convention de La Haye qui revient, en fait, à la vider de son sens. Aucun autre pays en Europe ne l'applique ainsi : le retour automatique est la règle. </span>
Mais, avec le traité d’Amsterdam de 1997, l’Union a acquis des compétences dans le domaine judiciaire. Et, le 27 novembre 2003, un règlement communautaire relatif à la compétence, la reconnaissance et l’exécution des décisions judiciaires en matière matrimoniale et en matière de responsabilité parentale a été adopté. Il prévoit notamment la reconnaissance automatique des décisions judiciaires en matière de garde d’enfants rendues par le tribunal compétent, en l’occurrence celui du domicile habituel de l’enfant avant son enlèvement. L’Allemagne et l’Autriche pensaient cependant avoir bien verrouillé leur affaire, puisque le règlement prévoit explicitement que la convention de La Haye de 1980 continue à s’appliquer. Mais voilà : à la différence de cette convention, l’interprétation du règlement communautaire (et donc la convention de La Haye) relève d’un tribunal suprême dont les arrêts s’imposent à l’ensemble des juridictions européennes, la Cour de justice de l’Union européenne (CJUE).
Dans l’affaire italo-autrichienne, la Cour suprême autrichienne (Oberster Gerichthof) a joué le jeu et
a saisi la CJUE en interprétation du règlement de 2003. L’arrêt qu’elle a rendu le 1er juillet 2010, après celui du 11 juillet 2008 (Rinau), achève de réduire à néant soixante ans de jurisprudence allemande et autrichienne. Les juges de Luxembourg affirment que « le règlement vise à dissuader les enlèvements d’enfants entre États membres et, en cas d’enlèvement, à obtenir que le retour de l’enfant soit effectué sans délai », même s’il se trouve en Allemagne ou en Autriche. Le retour est donc bien la règle, et ce, au nom du « principe de confiance mutuelle » entre les États (et donc entre les justices) de l’Union, les exceptions devant « être réduites au minimum nécessaire » et interprétées « de manière restrictive ». La CJUE rappelle, en particulier, que le règlement de 2003 a une autorité supérieure à celle de la Convention de La Haye dans les rapports entre les États membres et que le tribunal compétent pour statuer en matière de garde et de droit de visite reste le tribunal du lieu de résidence habituelle de l’enfant avant son enlèvement. Mieux : la décision ordonnant le retour de l’enfant jouit de « l’autonomie procédurale » et n’a pas besoin d’être précédée d’une décision définitive sur le droit de garde de l’enfant. Bref, les juges allemands et autrichiens ne pourront plus invoquer à tout bout de champ l’intérêt supérieur de l’enfant pour s’opposer à son retour dans le pays d’origine.

Encore une fois, le droit communautaire fait la preuve de sa supériorité sur le droit international. Car toutes les médiations diplomatiques, toutes les conventions internationales ont échoué à convaincre les juges allemands et autrichiens d’abandonner leur jurisprudence. Cette fois, ils n’ont plus le choix. Ce sera autant de drames familiaux douloureux en moins.