Il existe au Japon des Disneyland du sexe, des parcs à thème lubriques appelés hihokan. On y montre le sexe comme une attraction pour faire rire. Pourquoi? Parce qu'en riant, peut-être, l'homme se réconcilie avec lui-même?
Au Japon, suivant l’ancien calendrier lunaire, on célèbre déjà la nouvelle année. Au cœur du Kyushu, les fêtes pour célébrer le retour de la lumière se succèdent dès la mi-novembre sous la forme de danses sacrées (
kagura
). Ces danses qui datent de la plus haute antiquité ressuscitent une tradition très ancienne, basée sur la mythologie shinto: à l’origine, il y avait une déesse du soleil et un jour, violentée par son frère, elle a décidé de se retirer dans une caverne stérile afin que le monde, privé de sa lumière, soit détruit comme elle. Pour faire sortir la déesse de sa grotte, une femme céleste, Ame-no-Uzume, eut alors l’idée de danser devant tous, en agitant des plantes éternellement vertes, des bambous au bruissement suggestif, des grelots au rire coulant et en frappant du pied sur une caisse de résonance, afin de réveiller les énergies en germe dans la terre.
Ame-no-Uzume eut une idée supplémentaire: dévoilant ses seins et son sexe, elle exhiba joyeusement son corps, provoquant un rire énorme. 8 millions de dieux, mis en joie, s'esclaffèrent. Poussée par la curiosité, la déesse du soleil mit le nez hors de sa caverne, et, voyant Ame-no-Uzume, eut une seconde de trouble: à qui était ce corps heureux? Ce corps capable d'ébranler l'univers d'un rire libérateur? Les textes shinto disent alors que, surmontant le traumatisme dont elle avait été victime, réconciliée avec sa féminité, la déesse revint éclairer le monde. C'est pourquoi, chaque année, les Japonais dansent pour que le soleil, la vie et le printemps reviennent. Pour que les plantes poussent à nouveau.
Cette tradition des danses sacrées explique probablement le succès des hihokan. Surnommés «manoirs des trésors cachés», ces palaces salaces sont remplis des manifestations les plus outrageusement bizarres de ce que l'on pourrait appeler le désir sexuel. Ici, on n'expose pas des œuvres d'art précieuses. On vient seulement s'amuser, entre collègues de travail ou amies, devant des statues hyper-réalistes en silicone de Blanche-Neige et d'une orgie de nains bien membrés. Le mot Hi de hihokan, qui signifie «caché», «secret», évoque d'ailleurs irrésistiblement le rire lubrique des spectateurs qui viennent par milliers rire dans ces lieux touristiques d'un genre un peu spécial. Les attractions les plus loufoques s'y succèdent en désordre: des boutons en forme de seins déclenchent des cris d'orgasme –haaaaa– qui résonnent dans les couloirs tapissés de cuisses et de ventres féminins cauchemardesques… Des automates nues s'animent suggestivement au détour d'une pièce aux murs ornés d'hologrammes (les versions pornographiques de la Joconde ou de l'Angélus)… Des fauteuils molletonnés se mettent à vibrer sous les fesses des visiteurs, en chuchotant d'indécentes propositions et des miroirs sophistiqués reproduisent la silhouette de ceux qui s'y mirent comme au rayons X: c'est son squelette, impudiquement mis à nu, que l'on regarde bouger devant soi.
Sous prétexte de montrer que les animaux aussi s'adonnent à la galipette, certains hihokan exposent les moulages des sexes les plus spectaculaires du règne animal: du plus gros (la baleine), au plus petit (le lapin), en passant par le plus tordu (le cochon)… pour la grande joie des touristes avides de comparaisons. A la fois spectacles de foire, exhibitions pseudo-scientifiques et manèges enchantés, ces établissements uniques au monde plongent les adultes dans un univers de féérie polissonne. A Atami, une petite station balnéaire à 150 km de Tokyo, le hihokan le plus visité du Japon se cache au sommet d'un promontoire relié par téléphérique: «C'est une bonne excuse, explique le directeur du «Musée». Quand un mari vient avec sa femme, il lui dit : «Allons regarder le paysage». Et quand ils sont arrivés en haut, le mari fait semblant de voir qu'il y a un hihokan: «Oh chérie, regarde, un Musée!»». Officiellement, ils sont venus admirer le panorama…». Officieusement, ils sont surtout venus voir l'attraction principale d'Atami: une statue grandeur nature de Marilyn Monroe, dans sa jolie robe blanche stratégiquement placée au-dessus d'une bouche d'air… Quand les visiteurs font tourner le ventilo, en actionnant une roue, un souffle d'air soulève la robe de Marilyn –haaaa. Sous sa robe, pas de culotte, mais son pubis au poil dru et fourni, vision taboue par excellence dans un pays qui depuis l'occupation américaine a posé sur le sexe un interdit grotesque. Quand le ventilo tourne, les visiteurs éclatent de rire.
«Chaque mois, nous avons entre 8000 et 10 000 visiteurs, explique le directeur. Ça les relaxe! Ce sont des touristes qui passent le week-end en bord de mer. Mais une fois qu'ils ont fait le tour de la ville, ils s'ennuient. Comme il n'y a rien d'autre à faire, ils vont au Hihokan, ils se réjouissent et ils sont contents. Moi aussi je suis content, parce que je trouve merveilleux que le sexe ne soit plus honteux. La mission des Hihokan, c'est de rendre le sexe drôle.» Humoristiques, graveleux, paillards, ringards et parfois même franchement vulgaires, les Hihokan sont nés avec le boom des voyages touristiques au Japon: il fallait des distractions pour les hordes de vacanciers désoeuvrés, souvent des employés de bureau à l'affût d'une soirée canaille…
C'est en avril 1971, à Awa, dans la préfecture d'Okushima, que les historiens situent la naissance des hihokan: un collectionneur lança son Musée privé, une incroyable galerie d'objets de culte phallique, en bois, en ivoire ou en pierre, de sculptures en érection et de cailloux aux formes suggestives. Mais ce Musée manquait de piquant: ce n'était pas interactif. Le mot Hihokan devint réellement populaire six mois plus tard, en octobre 1971, avec la création à Isé, dans le département de Mié, du «Genso Kokusai Hihokan» (le «premier manoir international des trésors secrets»), en forme de Château des mille et une nuits. Conçu comme un parc d'attraction, ce Hihokan historique eut un succès foudroyant. Son créateur, Masato Matsuno, devint une célébrité sous le nom de «Professeur Sexe», animateur populaire d'émissions TV et radio et auteur d'un livre magistralement nommé Le Hihokan. Il n'y parlait pratiquement que de son attirance pour la chose. C'était un obsédé, il ne s'en cachait pas. Mais le pays tout entier était obsédé comme lui.
«Dans les années 80, les hihokan avaient tellement de succès qu'on en trouvait sur des aires d'autoroute, se souvient un nostalgique. Il existait même des «Drive in Hihokan», dans lesquels les conducteurs pouvaient entrer directement en voiture!». Pour Satoshi Kitajima, le directeur d'Atami Hihokan, c'était la belle époque. Les touristes pouvaient se garer n'importe où, foncer dans un Musée du sexe avant de reprendre la route… la conscience en paix: une instructive distraction. Les hihokan se présentaient alors comme des centres hyper-modernes de loisirs pédagogiques. Vers la fin des années 80, après avoir atteint le sommet de leur gloire, les hihokan perdirent très rapidement leur clientèle, blasée par leur côté kitsch. Ils avaient mal vieillis. Ils se retrouvèrent en faillite les uns après les autres… «Cela correspond à une période de transition au cours de laquelle les voyages de groupe laissèrent la place aux voyages individuels, explique Kyoichi. Ce style de voyage organisé était déjà devenu totalement obsolète. Finie la fête avec des banquets tenus dans des auberges d'une station thermale, puis la descente en ville à la faveur de la nuit simplement habillés d'un yukata (kimono léger en coton), ou bien l'arrivée par cars entiers pour s'amuser dans un hihokan…».
En 2005, sur tout le Japon, il ne reste plus qu’une dizaine de ces
hihokan
tombés en désuétude, et qui ne semblent d’ailleurs pas avoir bougé depuis les années 70: véritables archaïsmes, ces édifices extravagants devraient être classés aux Monuments historiques… Mais le Japon n’a cure de son passé. Anachroniques, les Hihokan ferment petit à petit leurs portes. «
Méprisés et tenus à distance, jamais honorés, effacés des cartes et des guides touristiques, les hihokans et leur triste existence s’éloignent à grande vitesse, et atteindront bientôt les rives de l’oubli,
se plaint amèrement Kyoichi Tsuzuki, auteur d’un livre de photos sublimes sur les «
[ Palais du sperme ]
».
Jamais aucun hihokan, quelle que soit la qualité de son installation, n’a été reconnu comme expression artistique. Et c’est ainsi que disparaissent progressivement ces chef-d’œuvres d’artistes inconnus.
»
Heureusement que certains résistent, comme celui d'Atami, toujours vaillant en dépit de la crise. Orné de statues délirantes aux tétons roses, sirènes aimablement dévêtues et déesses armées d'énormes godemichés, ce faux-palais aux couleurs pimpantes attire toujours les amoureux… Ils viennent s'y recueillir, à l'entrée, devant un autel shinto en carton-pâte orné de phallus sacrés, puis consultent l'Oracle –un robot féminin aux fesses dénudées– qui délivre contre une pièce de 100 yens un omikoji, un texte divinatoire, complètement farfelu promettant pêle-mêle 1000 orgasmes, un mariage ou un «très grand bonheur» (daikiji) à venir. Les filles en raffolent. Dans la salle suivante, sous couvert d'instruire les masses sur l'histoire sexuelle du Japon, des olisbos du XVIIè siècle (en réalité, des reproductions) se dressent en rang d'oignon, accompagnés d'estampes anciennes (pas du tout authentiques)… Les visiteurs ne sont pas dupes, qui examinent d'un œil critique les positions du kama-sutra en jouant des coudes: «Regarde celle-là, on ne l'a pas essayée!». Plus loin, un gigantesque pénis de baleine surmonte un colossal vagin de baleine, tous deux reconstitués en plastique, grandeur nature, et que les couples caressent en gloussant. D'autres regardent de petits films de strip-tease comiques, par des trous de serrure voyeurs… D'autres encore font tourner le ventilo… Ça couine dans tous les coins. Totalement novatrices dans les années 70, les attractions des hihokan sont à la fois grotesques, hors-normes, obscènes et jubilatoires, un mélange révélateur de ce qui fait que le sexe au Japon restera toujours une énigme. Une drôle d'énigme: quand ils voient le pubis excessivement touffu de Marilyn Monroe, les visiteurs éclatent de rire.
«Rire du sexe, en soi, c'est déjà une leçon de vie, explique Satoshi Takajima, le directeur du Musée d'Atami. Le sexe, ce n'est pas sérieux. C'est un jeu pour adulte. Les hihokan sont les seuls parcs d'attraction pour adulte basés sur la sexualité. Dans le monde entier, rien ne peut se comparer aux hihokan.»
Illustrations : Juergen Specht.
«Sperm palace», photographies de Kyoichi Tsuzuki, édité par Kyoichi Tsuzuki, éd Aspect.
pêle-mêle