J’ai déjà parlé sur ce blog des funérailles de Marie-Rose Morel. J’ai écrit dans Libération daté de vendredi une double page sur le sujet et de nombreux internautes m’ont demandé de la publier sur ce blog en libre accès, ce que je fais aujourd’hui. Bonne lecture !

Ses funérailles ont eu lieu le 12 février dans la cathédrale d’Anvers, et non dans sa petite ville de Schoten, où elle habitait, tant l’affluence s’annonçait grande. Plus de 2 500 personnes y ont assisté et les portes ont dû être fermées afin d’éviter des incidents. Des politiques de premier plan étaient présents, dont des membres du CD & V, le parti démocrate-chrétien flamand du Premier ministre, Yves Leterme, ainsi que de la N-VA, un mouvement indépendantiste qui a réuni près de 30% des voix en Flandre lors des législatives du 13 juin 2010, ce qui en fait le premier parti de Flandre et de Belgique. C’est même Bart De Wever, le leader de la N-VA, qui a prononcé un éloge funèbre de onze minutes, comme le souhaitait la défunte qu’il qualifie de «reine de la Flandre». Durant la cérémonie, il n’a pas pu retenir ses larmes pour celle qui a été son amie et sa condisciple à la faculté d’histoire.

Curieusement, la minorité francophone (40% de la population) s’est, elle, montrée imperméable à cette déferlante compassionnelle. Peu d’articles dans la presse du sud du pays pour raconter son calvaire. Et, surtout, des réactions indignées au lendemain de ces obsèques «nationales».
Car les Francophones se sont arrêtés à ce qui n’était qu’un détail pour les Néerlandophones : Marie-Rose, au regard si doux, à la beauté si éclatante, au courage si exemplaire, n’est pas une citoyenne ordinaire. C’est une ancienne députée au Parlement de la Flandre du Vlaams Belang, le parti fasciste flamand qui lutte pour l’indépendance de sa région (son cri de ralliement : «Que la Belgique crève !»), mais aussi pour une «Europe blanche» débarrassée de ses populations d’origine étrangère.
Certes, elle avait quitté le Vlaams Belang en juillet 2010 parce qu’elle était en désaccord avec la stratégie de la direction historique du parti, truffée de nostalgiques du nazisme (ce qu’elle n’était pas), et non avec ses idées. D’ailleurs, si ses dirigeants comme Filip Dewinter ou Bruno Valkeniers n’étaient pas invités à son enterrement, ce n’était pas le cas des autres militants. Son cercueil, recouvert du drapeau des indépendantistes, a été porté par quatre militants du Vlaams Belang et l’hymne flamand a été chanté. Et le veuf de Marie-Rose Morel n’est autre que Frank Vanhecke, député européen et ancien président du Vlaams Belang, lui aussi en délicatesse avec son parti.

La réplique flamande est tombée. «Les Francophones salissent la mort de Morel», titrait en une le 14 février le Het Laatste Nieuws, accusant le sud d’avoir «offensé» les Flamands. Pour l’éditorialiste du journal, Luc Van der Kelen, la couverture de la mort de Marie-Rose Morel par les médias francophones est un «scandale absolu». :«Scandaleux est d’ailleurs un terme bien trop faible : écœurant serait plus exact […]. Cela témoigne d’une absence totale d’un quelconque sentiment humain».

Les partis politiques modérés ont préféré, eux, rester à l’écart de ce débat un peu trop explosif. Ceux que nous avons contactés, qu’ils soient francophones ou néerlandophones, ont refusé tout commentaire, redoutant soit d’être condamnés par l’opinion publique flamande, soit de raviver les passions. Seule l’ancienne ministre écologiste Isabelle Durand, aujourd’hui députée européenne, reconnaît que lorsqu’un «politique s’affiche aux funérailles d’un politique, c’est un signal politique». En Flandre, Paul Goossens, l’un des fondateurs du quotidien de gauche De Morgen, est l’une des rares voix à oser dénoncer la vision uniquement compassionnelle de ses compatriotes : Marie-Rose Morel «est restée un personnage politique jusqu’à la fin de sa vie. Ses obsèques étaient politiques».
Ce climat délétère où la haine affleure et où la peur est bel et bien présente, s’explique, en partie, par la durée exceptionnelle de la crise politique que traverse la Belgique depuis le 26 avril 2010. Elle oppose une Flandre qui veut davantage d’autonomie en attendant, pour certains, l’indépendance, aux francophones, qui veulent maintenir l’unité de la Belgique. Mais la mort de Marie-Rose Morel a aussi cristallisé les passions car elle a rappelé que le «mouvement flamand» entretient des liens étroits avec l’extrême droite, ce que beaucoup ont préféré oublier de peur de rendre impossible tout compromis avec les «flamingants».
Or, la présence de Bart De Wever à l’enterrement de Marie-Rose Morel - qui avait déjà assisté à celui de Karel Dillen, le fondateur néonazi du Vlaams Blok en 2007 - ne doit rien au hasard : la N-VA, comme le Vlaams Belang, sont issus de l’aile droite de la Volksunie. Des racines communes qui ne concernent pas que les deux partis indépendantistes. A ses débuts, la Volksunie regroupait des sensibilités allant de l’extrême droite à la gauche. En disparaissant, elle a essaimé dans l’ensemble des partis, les contaminant de son idéologie séparatiste (tous les partis belges sont divisés entre Néerlandophones et Francophones depuis les années 70). Aujourd’hui, il n’y a plus un parti en Flandre qui ne soit pas - au minimum - autonomiste. Cela explique pourquoi l’élite flamande considère que l’appartenance linguistique est plus forte que les divergences idéologiques, lesquelles ne sont plus aussi évidentes qu’il y a vingt ans. Ainsi, Yves Leterme, l’actuel Premier ministre, n’a pas hésité à déclarer récemment au Wall Street Journal que Marie-Rose Morel n’était pas «une extrémiste».
Cette fusion idéologique est arrivée à maturité : fin janvier, pour la première fois depuis 1945, l’ensemble des partis flamands de droite (la gauche pèse à peine un quart de l’électorat néerlandophone) ont accepté d’ouvrir une discussion sur une proposition de loi du Vlaams Belang visant à amnistier les collaborateurs flamands de l’Allemagne nazie condamnés après-guerre. Mais aussi et surtout ce texte prévoit d’indemniser leurs familles, les nationalistes flamands ayant largement collaboré. Ainsi, la Flandre a fourni plus de Waffen SS à elle seule que l’ensemble des pays d’Europe de l’ouest occupés (1). Bart De Wever, qui vise la mairie d’Anvers, bastion du Vlaams Belang, lors des municipales de 2012, et qui prépare des élections législatives anticipées de plus en plus probables, «revendique en bloc l’héritage de Marie-Rose Morel, sans prendre ses distances avec ses thèses xénophobes», souligne le journaliste Paul Goossens. Cette porosité assumée semble payer. Selon de récents sondages, la N-VA devrait passer de 28% à 33% des voix. Avec les chrétiens-démocrates du CD & V, devenu sa filiale de fait, il est à 46%. Et si l’on ajoute les voix du Vlaams Belang et de la Liste Dedecker (parti populiste), les indépendantistes peuvent désormais compter sur près de 60% des voix flamandes.
Cette dérive nationaliste et extrémiste de la Flandre affole et hérisse Bruxelles et la Wallonie, les deux régions francophones où la gauche est majoritaire et l’extrême droite inexistante. La mort de Marie-Rose Morel a rendu encore un peu plus improbable un compromis entre Néerlandophones et Francophones.
(1) «SS Flamands», Jonathan Trigg, Jourdan éditions.