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Blog «Les 400 culs»

Violez-moi, s'il vous plaît

Quand deux artistes s’amusent à jouer, l’un à Gwendoline (la poupée à violer), l’autre au Surmâle (la sex-machine à bazooka), que doit-on en déduire? Que notre société ne nous laisse finalement pas beaucoup d’autre choix en matière de rôle sexuel? Ou que «plus c’est exagéré, plus c’est bon»? Il y a des travestis qui se ligotent seuls dans leur appartement en reproduisant si scrupuleusement les photos de pin-ups bondagées des années 50 que certains s’étranglent et meurent étouffés sans pouvoir s
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publié le 15 avril 2011 à 15h30
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Quand deux artistes s’amusent à jouer, l’un à Gwendoline (la poupée à violer), l’autre au Surmâle (la sex-machine à bazooka), que doit-on en déduire? Que notre société ne nous laisse finalement pas beaucoup d’autre choix en matière de rôle sexuel? Ou que «plus c’est exagéré, plus c’est bon»?

Il y a des travestis qui se ligotent seuls dans leur appartement en reproduisant si scrupuleusement les photos de pin-ups bondagées des années 50 que certains s’étranglent et meurent étouffés sans pouvoir se détacher. Il  y a en a même qui poussent le fétichisme de la “Femme” jusqu’à se ligoter sur des passages de chemin de fer, courant le risque de se faire rouler dessus par un train. Ils veulent être des Femmes. Ils veulent ressembler à Betty Page et ce fantasme fou ne se réalise –à leurs yeux– que lorsqu’ils ressemblent à ces héroïnes de western qu’un méchant a ligoté sur les rails ou à cette icône ultime de la bande dessinée qu’est

: la demoiselle en détresse, éternellement kidnappée, ravie, enlevée, ruisselante et saucissonnée… Pour ces travestis, il est clair que la Femme est forcément une victime. Ce qui n’est pas sans poser problème à certaines féministes qui aimeraient en finir avec cette image rétrograde du sexe dit «faible».  Hélas pour elles, il n’y a pas que les mâles à se travestir en Femme. Il y a aussi des femelles (des femmes «bios”, suivant la terminologie écolo en vigueur) qui éprouvent un plaisir intense à jouer les martyres ingénues… Que faut-il en déduire? Qu’elles sont les victimes d’une idéologie phallocratique? Ou qu’elles s’amusent (autant que leurs alter-ego masculins) avec des codes extrêmement jouissifs ?

Mïrka Lugosi fait partie de ces femmes qui jouent à la poupée sur leur propre personne. Artiste issue du mouvement électro-bruitiste des années 80, elle vient de publier un ouvrage aux éditions Timeless rempli d'images et de photos d'elle seulement vêtue de cordes, de sangles d'acier ou d'élégants corsets anciens qui offrent un contraste saisissant avec son corps : les cheveux courts, presque rasés, le torse sec, le profil d'aigle sont ceux d'une femme qui, lorsqu'elle apparait en public, donne l'impression d'être à l'armée. «Avant j'étais anorexique, dit-elle. Je me sanglais dans des uniformes stricts. Les gens disaient: «Mïrka salue d'un claquement de talons». Je vivais avec un homme appelé Zorïn, que j'aimais comme un frère incestueux: nous avions les mêmes vêtements, les mêmes chaussures, la même coupe de cheveux…».

Comme par un fait exprès, Zorïn, lui aussi, vient de publier un livre-anthologie (Art Moral, aux éditions Timeless) rempli d'images d'uniformes militaires et de photos noir et blanc mi pornos, mi médicales, dans la lignée des fantasmes Crash. On y trouve aussi sa contribution au court-métrage de Jeunet et Caro, Le Bunker de la Dernière Rafale, pour lequel il avait notamment dessiné les insignes d'épaule et de casque, emblèmes de baionnettes, sigles "bunkeroides" et autres signalétiques martiales aux typos plus que Karrées. De quoi ravir les fétichistes de sex-militaria, assurémement! Il  est d'ailleurs frappant de voir que le livre de Zorïn joue avec les codes de la virilité tout autant que celui de Mïrka avec les codes de la féminité… de la manière la plus caricaturale, comme si «être un homme» signifiait «J'aime la guerre» et «être une femme»: «Violez-moi s'il vous plait»…

Et si c'était vrai? Nous sommes, depuis l'enfance, bombardés de messages qui imposent littéralement l'idée qu'un homme, un vrai, doit se battre et qu'une femme doit plaire, à son corps défendant. Récemment, un internaute américain s'est amusé à enregistrer tous les mots récurrents qui passent dans les publicités pour jouets à la TV. Surprise (quoique): dans ces publicités, le mot qui revient le plus souvent est "bataille" pour les garçons et "amour" pour les filles. A quoi bon, dès lors, s'étonner que les inégalités se perpétuent. A quoi bon, également, s'offusquer de ce que le fantasme N°1 concernant la Femme tourne autour de sa silhouette, lacée, étranglée, en taille de sablier comme celle d'une demoiselle ficelée par un méchant de bande dessinée? La femme doit avoir l'air d'une déesse au bord de tomber, perchée sur des talons fragiles, toujours en danger, la bouche soulignée de rouge comme si ses lèvres étaient en sang. Quant à l'homme, bien sûr, il doit porter sa cuirasse de pectoraux comme une armure et offrir au regard (s'il veut donner l'impression virile) un visage non-souriant, des lèvres blindées, des dents à dégainer…

En soi, ces codes ne seraient pas si graves si on enseignait aux enfants qu'il s'agit juste… de codes. Il est facile de prendre ces distances par rapport à ce »magasin« de postures et d'attitudes conventionnelles, étalées comme en vitrine. Il suffit d'en jouer. Certains même en surjouent pour en jouir. Mïrka et Zorïn n'ont jamais rien fait d'autre en tant qu'artistes. Toute leur réflexion porte sur les marqueurs visuels de la différence entre les sexes et sur ce qu'il est possible d'en faire, avec un peu d'humour et surtout de libido. Au Japon, où tout est signe, il existe des mangas souvent érotiques appelés Yaoi dessinées par des femmes qui fantasment sur les hommes et dont les héros, de façon très révélatrice, jouent tantôt le rôle de la "Femme", tantôt le rôle de l'"Homme". Ces héros qui se répartissent les tâches dans le petit jeu de la séduction reproduisent au second degré l'image qu'on se fait du couple hétéro idéal: d'un côté l'attaquant (seme), le grand méchant loup séducteur. De l'autre l'attaqué (uke), l'innocent et virginal objet de désir. Dans mon article sur les gros pénis, je ne parlais de rien d'autre que de cette opposition entre des êtres (appelons-les "prédateurs") qui préfèrent chasser et des êtres ("petits chaperons rouges") qui préfèrent être chassés. Ce n'est pas une question de sexe biologique. C'est une question de goûts. Dans notre société, peut-être parce que nous avons été éduqués à vivre dans un univers binaire, fortement marqué par la différence entre les sexes, la plupart des gens se sentent attirés par un pôle, mâle ou femelle. Plus la société oppose nettement les sexes, plus les pôles sont aimantés.

Le résultat, c’est qu’il y a des travestis (hommes ou femmes) qui s’habillent comme des putes dans la rue ou comme des héros de films de guerre, s’amusant à porter les signes distintifs d’un sexe -qui n’est pas forcément le leur- à la façon d’une couverture. Mais il y a aussi, hélas, beaucoup de gens qui jouent un rôle sans s’en rendre compte, au premier degré, et qui reproduisent l’image de la femme / de l’homme avec si peu de distance qu’ils finissent par tomber dans le piège. Les femmes deviennent vraiment d’insupportables castratrices-en-mal-d’amour-rêvant-du-prince-charmant. Quant aux hommes, il leur arrive de devenir d’authentiques-brutes-à-l’anus-inviolable. Ce qui n’est pas sans leur causer du tort.

Illustrations : Von Gotha, auteur de la BD »prison très spéciale«, éd. la Musardine. / John Willie, Gwendoline, éd. Taschen / Mïrka Lugosi, »Mïrka Lugosi, 80-90«, éd. Timeless.