
Mais l’illusion de la grandeur s’est néanmoins prolongée en matière de défense. Dotée d’une forte industrie militaire et surtout de la bombe atomique depuis 1960, la France a fait « comme si », entretenue dans ses illusions par le magicien de Gaulle qui lui a déjà fait croire qu’elle était l’une des puissances vainqueurs de la Seconde Guerre mondiale alors qu’elle n’a été qu’un État collaborationniste (même s’il y a eu une poignée d’hommes qui ont rejoint de Gaulle outre-Manche et une résistance interne tout à fait respectable). Mais avec l’effondrement du communisme en 1989-1990, le désarmement qui a suivi (les « dividendes de la paix »), l’explosion du coût des matériels, le refus des Français de sacrifier leur confort à la défense, la France a inexorablement décrochée.

Le gouvernement français sait depuis longtemps qu’il ne dispose plus des moyens de ses ambitions, même s’il ne s’en vante pas. Certes, le pays reste sanctuarisé grâce à l’arme atomique, mais pour le reste, il ne peut que mener des opérations de police en Afrique et non de véritables guerres. Pour cela, il faut en passer par les Américains, comme on l’a vu au Kosovo en 1999 ou au début de la guerre de Libye, les tomahawks ayant fait des ravages en Libye. Paris a longtemps cru que l’histoire repasserait les plats et que ce qu’elle avait refusé en 1954, elle pourrait l’obtenir en 2010, c’est-à-dire une véritable défense européenne qui permettrait au vieux continent de disposer de tous les instruments d’une puissance mondiale. C’est loupé. Les pays européens se sont habitués depuis plus de cinquante ans à vivre confortablement sous le parapluie américain et ils sont désormais incapables d’agir sans eux.
L’affaire libyenne est d’une rare cruauté : elle révèle non seulement l’extrême faiblesse des forces armées françaises, mais aussi l’incapacité des Européens à agir seuls, même sur le plan politique. En effet, l’Union est profondément divisée, la majorité des pays de l’Union européenne s’étant opposée à la guerre en Libye, et ce, d’autant plus librement, que le « grand frère » américain ne souhaite pas réellement s’impliquer dans le « jardin arrière » des Européens. La France avait pressenti cet état de fait depuis quelques années : l’actuel chef de l’État a donc fait un autre pari, celui de l’OTAN : Nicolas Sarkozy a donc réintégré la structure militaire intégrée que de Gaulle avait quittée en 1966, une fois la force de frappe française constituée. Nicolas Sarkozy espérait que la résistance des Européens à agir de conserve dans ce cadre serait moins forte, puisque les États-Unis ne seraient jamais loin et garderait un œil sur les opérations menées par les Européens et dans lesquelles ils ne veulent pas s’impliquer directement. La Libye montre que ce pari est aussi perdu que celui de l’Europe de la défense.

La défense européenne ne fonctionne donc ni en dehors de l’OTAN, ni dans l’OTAN, les Européens étant structurellement trop divisés. Un constat terrible pour un pays comme la France encore dotée d’une ambition stratégique à défaut de disposer des moyens de l’assouvir. Il faudra qu’elle se résolve, elle aussi, à n’être qu’une « grosse Suisse », comme le craignait Hubert Védrine, l’ancien ministre des Affaires étrangères, dont le pessimisme se trouve justifié. Les États-Unis peuvent dormir tranquilles, ce ne sont pas les Européens qui viendront troubler leur sommeil.
Photos: Reuters