Elle avait la taille du même diamètre qu’un bocal de cornichons: on pouvait en faire le tour avec deux mains. Ethel Granger, la femme à la taille la plus fine du monde, se voit consacrer une exposition à Amsterdam.
A force de porter des corsets, jour et nuit, sept jours sur sept, en ne l’enlevant que le temps d’une douche, l’Anglaise
[ Ethel Granger ]
(1903-1974) finit vers 1939 par atteindre le record mondial de 33 cm de tour de taille. Elle avait le corps presque coupé en deux, étranglé par des corsets à couper le souffle.
Jusqu'au premier août, la boutique J.C. Creations, située à Amsterdam, consacre à cette guêpe humaine une rétrospective en photo proche du freakshow. Avant Ethel, d'autres femmes étaient parvenues à modifier radicalement leur corps.
La plus célèbre d'entre elles, une actrice nommée Polaire – de son vrai nom Émilie Marie Bouchaud (1874-1939) – revendiquait elle aussi un tour de taille de 33 cm. C'était l'amie de Colette et de son mari Willy, qui promenait les deux femmes vêtues comme des sœurs jumelles au bout d'une laisse sur les Champs-Elysées (Willy avait le sens de la publicité). La légende veut que Colette ait porté la laisse autour du cou et Polaire… autour de la taille. Dans ses mémoires (tapez «Polaire par elle-même» dans le moteur de recherche), Polaire raconte qu'elle portait effectivement ses colliers de diamant comme des ceintures, avec une pointe de défi chic. C'était le début du XXe siècle et très vite le corset disparut, emporté par les remous de la première guerre mondiale et ses corollaires: libération de la femme, libération des corps… Libération toute artificielle d'ailleurs. Car les corsets n'ont jamais cessé de régner, sous des formes pernicieuses.
Dans un livre tout juste publié aux Editions du Rouergue (Corset), Charles-Arthur Boyer et le corsettier Hubert Barrère font remonter l'origine du corset à 1600 ans avant J-C: dans le monde crétois, il semblerait que les femmes soumettent déjà leur morphologie à l'idéal de la rétention dans des ceintures à double enroulement, surmontées de tubes au-dessus desquels leurs seins jaillissent comme des bouquets. En Haute Egypte, on se bondage aussi le torse dans des fourreaux retenus par des bretelles en V qui font aux femmes des silhouettes longilignes de roseaux. Dans l'antiquité grecque, les jeux de liens sont si complexes qu'il existe des dizaines de mots pour désigner les différentes bandes d'étoffe qui servent à ligaturer le corps. Ces sangles aux noms poétiques (zona, strophium, anamaskhaliter, cingulum, mastodeton, etc.) sont les ancêtres des cottes d'arme et des cottes de maille médiévales que les hommes portent parfois sous une armure d'acier à peine moins contraignante que ces cuirasses dont les femmes revêtent leur corps sous le nom de «cotte hardie», une robe qui se coud le matin et se découd le soir! «La cotte hardie était si étroite pour faire le corps menu qu'on ne pouvait plier ni le buste ni les bras, et à peine respirer», raconte Charles-Arthur Boyer. Au fil des âges, les corsets ne cessent de changer la forme du corps. Certains aplatissent la poitrine des femmes pour les rendre androgynes, d'autres leur séparent les seins ou leur font des croupes de pouliche, d'autres encore donnent aux gentlemen des apparences coniques de fuseaux… Il y a autant de corsets que de modes et aucune mode ne semble jamais tenir compte de la réalité des corps. Pourquoi?
«Il faut souffrir pour être belle (beau)». La douleur semble faire partie du jeu. «Considéré comme bestial, le corps nu (...) rejoint l'ordre de la nature et confond l'homme avec la bête, alors que le corps décoré, vêtu -ne fût-ce que d'une ceinture-, tatoué, mutilé, exhibe ostensiblement son humanité et son intégration à un groupe constitué», remarque France Borel, historienne d'art, dans son ouvrage sur Le vêtement incarné. Pour elle, la mode du corset n'a jamais été, même dans ses pires excès, qu'une des formes changeantes du désir profondément humain de s'approprier son corps. Parce qu'on désire toujours changer ce qui nous a été donné de naissance, y compris en le découpant, en l'incisant, en le déformant, en l'amputant… En le barricadant contre toute tentation de laisser aller.
A l'époque victorienne, durant laquelle, significativement, aucun homme ne peut décemment offrir une «cuisse» de poulet à une femme sans rougir, il existe des corsets pour tous les âges et toutes les situations : corset de bal, corsets nuptiaux, corsets du matin, corsets de nuit, corsets d'équitation, corsets de bain de mer, corsets pour femmes enceintes, corsets de nourrice, corsets d'hiver ou d'été… Le corset est le symbole de la répression des moeurs. Même les paysannes en portent pour travailler dans les champs. «Ainsi, dans nos campagnes, des milliers de petites agrafes en cuivre ont longtemps intrigué chercheurs et historiens contemporains», remarque Charles-Arthur Boyer. Ces agrafes que la terre continue de ramener à la surface sont celles de corsets perdues par les femmes alors qu'elles sarclent ou fauchent dans les champs.
Au 19e siècle, même les hommes portent des corsets, avec une taille de sablier très étroite accentuée par des postiches que les dandys posent sur leurs cuisses afin de s'arrondir les hanches. Les redingotes sont baleinée dans le dos et boutonnées très serré sur un gilet cintré, en signe de rigueur morale. La nouvelle élite -celle des banquiers ou hommes d'affaire- n'a peut-être pas de titres de noblesse, mais elle revendique, par le biais du corset, la supériorité d'une classe qui se distingue par son «port». Il faut «faire valoir que l'on est plus que qui on est», explique Charles-Arthur Boyer. Plus les mouvements sont guindés, plus la personne gagne en distinction. Les corsetiers se font appeler chirurgiens-bandagistes et pour pouvoir porter leurs gangues de métal quasi-orthopédiques, une légende court selon laquelle certaines femmes se font retirer les côtes flottantes, inaugurant l'ère à venir de la chirurgie esthétique.
De nos jours, bien que les corsets ne fassent plus figure que d'accessoires de mode exotiques portés le temps d'une soirée gothique ou fetish, leur influence se fait encore sentir de façon symbolique, remplacés par cette ceinture de muscle abdominale que les femmes et les hommes entretiennent en club de gym. Il faut avoir la taille fine. C'est toujours le critère de beauté principal. Et pour l'avoir toujours plus fine, certaines personnes n'hésitent pas à réhabiliter le corset comme l'artiste Ali Mahdavi, le chanteur Marilyn Manson ou le styliste de corset Mark Pullin, surnommé Mr Pearl, célèbre pour sa pratique dès son plus jeune âge du tightlacing: à force de porter un corset 23h sur 24, pratiquement en continu, Mr Pearl est parvenu à réduire son tour de taille «à la mesure exceptionnelle et inégalée chez les hommes de 46 cm», s'enthousiasme Charles-Arthur Boyer. Sur Wikimix, il est dit que Mr Pearl a même atteint le record de 42,5 cm, du jamais-vu pour un homme.
Pour parvenir à modifier son corps aussi radicalement, il faut, suivant la pratique du tightlacing, s'astreindre à la discipline rigoureuse de l'auto-constriction. «Elle consiste à acheter d'abord un corset réduisant le tour de taille naturel de huit à dix centimètres (réduction maximale possible pour la plupart des gens quand on porte un corset pour la première fois ou de façon occasionnelle), à le porter nuit et jour pendant plusieurs semaines jusqu'à y être bien habitué(e) et s'y sentir confortable, puis, quand on peut le fermer totalement sans inconfort, à acheter un autre corset qui réduira la taille de 2 à 5 cm de plus, à le porter plusieurs semaines jusqu'à ce qu'on puisse y être totalement habitué, etc. Au fur et à mesure, chaque centimètre gagné est de plus en plus long et difficile à obtenir, et il arrive un moment au bout duquel une personne ne pourra plus rien réduire» (Source : Wikipedia).
Actuellement, le record du monde est tenu par Cathie Jung: 38 cm de tour de taille. Elle affirme cependant que sa prouesse est bien supérieure à celle d'Ethel Granger. «Ethel Granger avait, au départ, une taille de 58,5 cm, explique-t-elle sur son site. Elle a donc réduit sa taille de 25 cm. Mais moi, dont le tour de taille était de 66 cm, je l'ai réduit de 27,5 cm !». Cathie affirme que depuis l'âge de 45 ans, elle n'a pratiquement jamais quitté son corset, sauf pour se laver, soigner sa peau meurtrie par le corset et pour pouvoir respirer lors des journées étouffantes d'été… Enlever son corset, ne serait-ce que quelques heures est toujours très risqué pour les adeptes de tightlacing: le corps reprend sa forme initiale. Les organes reviennent à leur place. L'estomac remonte, les poumons descendent, «un peu comme après un accouchement», disent-ils, comparant le remue-ménage de leurs organes à celui, naturel, provoqué par la grossesse.
Lorsqu'on arrête le corset, on reprend sa taille d'origine en une semaine, affirment-ils. Il est donc nécessaire de ne pas relâcher la pression, de garder presque en permanence cette armure étroite. Pour soumettre Ethel Granger à la servitude du corset, son époux lui avait fabriqué une ceinture d'acier qu'il posait autour de sa taille. Elle était parfois au bord de l'évanouissement quand il rentrait de travail. Mais il faut croire qu'elle avait fini par aimer les corsets presqu'autant que lui, contaminée par cette étrange obsession de l'asservissement physique… Elle se faisait fièrement prendre en photo et tirait un grand plaisir des regards mi-horrifiés, mi-admiratifs que le goulot étroit de sa taille suscitait… C'était une femme «à la taille de loutre entre les dents du tigre» (Breton). Une créature à la silhouette surhumaine.