
Quelle est la différence entre une Europe fédérale et une Europe intergouvernementale ? Son mode de gouvernance. Car il ne suffit pas que l’Union dispose de compétences propres ou partagées, il faut aussi qu’elle ait les moyens de les exercer, c’est-à-dire dispose d’organes fédéraux qui soient indépendants des États dans leur sphère de compétence et surtout décident à la majorité.
Dans le système européen actuel, la Commission européenne, surtout dans l’exercice de ses quelques prérogatives exclusives comme la politique de concurrence, est un organe fédéral. Le Parlement européen, élu au suffrage universel direct et qui adopte à la majorité la législation communautaire, aussi. Tout comme la Banque centrale européenne, qui décide seule de la politique monétaire, ou la Cour européenne de justice (sise à Luxembourg) chargée d’interpréter et de faire appliquer le droit européen.
Le Conseil des ministres qui codécide avec le Parlement européen de la législation européenne est un organe hybride : composé des représentants des États, il est un organe quasi fédéral lorsqu’il vote à la majorité (qualifiée ou non). En revanche, lorsqu’il décide à l’unanimité, il devient un organe intergouvernemental, ce qu’est toujours le Conseil européen des chefs d’État et de gouvernement où le consensus (on ne vote même pas) est la règle.

Or c’est bien ainsi que Nicolas Sarkozy conçoit son Europe « fédérale » : quand il parle de gouvernement économique européen, il pense à une réunion régulière du sommet de la zone euro, éventuellement doté d’un secrétariat permanent, bref une simple « surveillance entre pairs » où ni la Commission, ni le Parlement européen, ni les parlements nationaux n’auraient leur mot à dire. Ce n’est pas un hasard si le chef de l’État a écarté l’idée de Jean-Claude Trichet, le président de la BCE, de créer un « ministère des finances européen » qui cumulerait les casquettes de président de l’Eurogroupe (actuellement détenue par Jean-Claude Juncker), de commissaire au budget et de commissaire à la fiscalité.
Mais il faut bien reconnaître que la chancelière allemande n’est pas plus demandeuse d’Europe fédérale que le Président de la République, voire moins si c’est possible. C’est elle qui s’est opposée à ce que le Fonds européen de stabilité financière (FESF) soit rattaché à la Commission ou même qu’il soit simplement une institution communautaire. Pis : le FESF ne dispose d’aucune autonomie et ne peut être activé qu’à la suite d’un vote unanime des États, ce qui est le contraire du fédéralisme. Un simple aléa de politique intérieure et c’est le blocage assuré, ce qu’ont bien compris les marchés. Or, pour le coup, la France aurait été prête à faire du FESF un organe fédéral doté d’une autonomie de décision.
Or, c’est l’intergouvernemental qui a conduit à la crise actuelle, les politiques économiques et budgétaires, qui sont restés du domaine souverain, étant simplement « coordonnées » sous l’aimable « surveillance des pairs ». Lorsque la Grèce a menti une première fois sur ses comptes, en 2005, les États, seuls compétents pour lui taper sur les doigts, ont regardé ailleurs et refusé de donner des pouvoirs d’investigation à Eurostat, l’organe statistique européen. Lorsqu’il a fallu appliquer le Pacte de stabilité budgétaire à l’Allemagne et à la France dont les déficits dérapaient, en 2003-2004, il a été réformé et affaibli. L’agenda de Lisbonne de 2000 qui devait faire de l’économie européenne l’une des plus compétitives du monde à l’horizon 2010 et qui reposait uniquement sur la bonne volonté des États a été enterré… Bref, attendre que « volontairement » les États fassent des efforts relève de l’aimable plaisanterie : c’est seulement lorsqu’il y a des instances capables de décider et des mécanismes de contrainte que l’Union fonctionne (il y a des exceptions, comme Schengen).
En outre, le problème de l’intergouvernemental est qu’il ne protège pas les petits États au contraire du communautaire où la voix de chacun est entendue. Étrange alors que l’unanimité devrait les protéger ? Effectivement : mais dans un sommet européen, c’est en réalité le concert des nations et donc la puissance brute qui s’exprime. En clair, lorsque l’Allemagne et la France décident quelque chose, les autres approuvent en règle générale. Ce n’est pas pour rien que la zone euro a le sentiment, en ce moment, d’être soumis à un véritable directoire franco-allemand. Tolérable en période de crise, il risque d’être rejeté, car démocratiquement insupportable lorsque le calme sera revenu : c’est une chose que d’accepter volontairement des décisions communautaires à l’élaboration desquelles on a été associée, c’en est une autre que de devoir se soumettre à une politique imposée par le plus puissant. D’autant que ce gouvernement économique va toucher des politiques particulièrement sensibles sur le plan de la politique intérieure, comme la fiscalité ou les retraites.
On arrive au dernier problème, et non des moindres, posé par cette dérive intergouvernementale, celui de la légitimité démocratique. En effet, l’Eurogroupe réuni au niveau des chefs d’État et de gouvernement est une instance qui délibère secrètement sans en référer à personne : ni le Parlement européen, ni les parlements nationaux (sauf en bout de course si une décision nécessite une loi nationale) ne sont associés. On l’a vu pour le pacte sur l’euro qui décide d’orientations économiques et politiques lourdes de conséquences pour l’avenir qui est sorti de nulle part et devra être appliqué tel quel par les pays.
Autrement dit, le « fédéralisme » selon Sarkozy aboutit à un mode de gouvernance assez terrifiant : une zone euro dirigée par le Président de la République française et le Chancelier allemand, les autres États et les instances démocratiques fédérales ou nationales étant totalement marginalisées. Qui peut penser qu’un tel système intergouvernemental est durablement viable ?
Le seul moyen de sortir de ce chemin sans issue est de repenser l’architecture européenne pour éviter qu’elle ne s’effondre sous le poids de l’illégitimité.
Photos: Reuters