Comme on pouvait s’y attendre, les recours gracieux déposés par huit associations contre le projet d’aménagement de l’île Seguin, ont été rejetés par le maire Pierre-Christophe Baguet. Il rejette en particulier leur demande de retour au PLU antérieur, qui prévoyait déjà plus de surfaces construites que dans les promesses de la campagne municipale (177 000 m2 contre 110000 m2), mais quand même moins que dans le projet actuel (310 000 m2, dernière version).
Dans la lettre du 8 octobre où il signifie ce refus, le maire justifie ainsi sa décision: «Il s'est avéré qu'une telle dédensification était incompatible avec les dépenses déjà engagées pour l'île Seguin et la nécessité d'équilibrer financièrement cette opération». On ne peut pas lui donner tort. Il est certain que si la Société d'économie mixte d'aménagement, la Saem Val-de-Seine, veut combler les pertes qu'elle accumule de mois en mois, elle a intérêt à vendre beaucoup de mètres carrés de «charges foncières». Pour le moment, les preneurs ne sont pas encore là. Et côté calendrier, les choses risquent de se compliquer si les associations introduisent des recours contentieux, autrement dit si elles vont en justice, comme elles l'ont annoncé.
En attendant, cette pauvre île continue d'inspirer des littérateurs. Après «Les contes fantastiques de Paulette de la Brosse», assez réjouissante chronique de la vie locale, voici un autre texte, «Vaisseau fantôme ou bateau ivre?» sous-titré «Les diverses possibilités d'une île». Gilbert Veyret, son auteur, est consultant dans un cabinet de conseil en développement territorial et habitant de Boulogne. N'ayant ni site ni blog, je lui offre l'hospitalité pour quelques extraits de ce texte, écrit cet été avant les épisodes récents. Donc, voici:
«Il était une fois, un grand projet d’aménagement sur un site magique. Siège de la culture automobile, lieu de la mémoire ouvrière, vaisseau de pointe du Grand Paris, cette ile urbaine était celle de tous les superlatifs. Elle devait inspirer les plus grands créatifs, attirer les promoteurs les plus soucieux de leur retour sur investissement, satisfaire les plus grandes exigences environnementales et répondre aux aspirations culturelles du plus grand nombre.
On s’était insurgé, à l’époque, contre l’impudence d’un Premier Ministre qui prétendait, au mépris des lois de décentralisation, qu’un tel aménagement dépassait les compétences des collectivités locales et nécessitait un pilotage par l’Etat. Hélas, les faits lui ont, en grande partie, donné raison.
Vingt ans plus tard, au gré de vicissitudes administratives et turpitudes électorales, ce navire amiral était toujours encalminé. Il n’avait vu que l’implantation d’un cirque dont personne n’osait en faire la métaphore de la situation politique qui avait conduit à cette panne. Une Fondation privée d’art contemporain avait choisi de s’implanter dans le cadre plus serein de la Sérénissime Venise, de préférence à ce site moderniste ; ses promoteurs ayant fait le pari que la destruction inéluctable de la Cité des Doges par la montée des eaux, n’interviendrait guère plus tôt que les autorisations administratives requises en France.
Un projet, assez cohérent, reprenant l’essentiel du précédent, semblait pourtant connaître un début d’exécution, quand une nouvelle équipe municipale dénonça vertueusement le schéma d’aménagement retenu, jugé trop dense et trop coûteux. Elle se fit élire sur la base d’une vision plus conviviale, plus écolo, privilégiant les guinguettes au bord de l’eau, les promenades champêtres et la culture pour tous.
Les précédents investisseurs, ne voulant pas être des enjeux de ces débats politiciens, furent assez heureux de s’en dégager à bon compte, en pleine crise économique. Ce fut particulièrement vrai pour une Université américaine qui comprenait mal ces querelles de Gaulois et pour un hôtel dont le permis de construire avait été attaqué en tribunal administratif par ceux-là mêmes qui étaient devenus, depuis, responsables de ce programme.
Passée l’euphorie des élections, il fallut bien proposer une alternative qui ne soit pas seulement dédiée à de bucoliques ballades virginales, au milieu de statues, mais couvre aussi les frais et les intérêts des emprunts, engagés par la société d’aménagement.Faute de pouvoir montrer assez rapidement des réalisations, on bâtit des discours, passablement illustrés, sur ce qu’on en attendait. Le buzz médiatique se répandait plus rapidement et coûtait moins cher que le béton. Il est aussi plus facilement réversible. On fit appel, pour cela à un des architectes conceptuels les plus talentueux du moment. (...)
Les plans mirifiques que le maire et l’architecte commentèrent abondamment, dans de nombreux médias, révélaient toutefois un léger hiatus. Ils prévoyaient une surface bâtie triple de celle sur laquelle l’équipe municipale s’était fait élire et pas loin du double de celle sur laquelle la précédente municipalité avait été battue ! Outre des équipements culturels, toujours hypothétiques, il s’agissait essentiellement de bureaux et d’un hôtel qu’on pourrait qualifier d’altitude, vue la hauteur du bâtiment prévu. (...) Mais là encore des mots, bien choisis, servaient à mieux masquer les choses. La carte était toujours plus belle que le territoire qu’elle était censée représenter.
Le grand architecte décida de les baptiser « châteaux », comme des superstructures d’un navire, pour leur ôter toute connotation avec un passé architectural fortement contesté. A une légère différence près. D’habitude les cargaisons sont solidement arrimées sur des vaisseaux qui fendent la mer. Dans ce cas d’espèce, l’ile avait peu de chances de bouger, mais ses voies d’accès avaient toutes chances d’être embouteillées et ses occupants de se sentir en cale sèche.
Mais un nombre croissant d’habitants et de riverains se demandaient si cela valait vraiment la peine de s’exciter sur une élucubration très théorique qui n’avait que peu de chances de voir le jour. La perspective de plusieurs recours contentieux, la non conformité manifeste de ce nouveau plan de localisation urbaine avec les principales dispositions des schémas régionaux d’aménagement qui avaient reçu force de loi, repoussaient les premiers coups de pioche aux calendes. (...)
Cela n’allait sûrement pas lever les hésitations des professionnels d’un marché, passablement saturé, de l’immobilier de bureau de l’ouest parisien. Ni rassurer les créanciers de la société d’aménagement qui voyaient ainsi repousser, de projet en projet, les perspectives de vente de droits à construire sur des terrains devenus aussi économiquement marécageux.
Sans doute faudrait-il attendre encore la prochaine intervention d’un architecte encore plus génial ou d’un véritable démiurge, capable de sauver la mise à un maire aux abois, en lui démontrant que la seule façon de couvrir les charges dues aux retards accumulés, serait de perpétuer cette fuite en avant, en doublant à nouveau, les surfaces à bâtir, en hauteur, en sous-sol ou sur pilotis.
On pourrait aussi lui suggérer de revendre ces terrains à un constructeur automobile chinois ou indien, exploiter les gaz de schistes que cinquante années de production automobile avaient probablement enfouis dans le sous sol ; faire payer un droit d’octroi aux bateaux mouches et péniches, attirés par la beauté du site ; construire une tour si haute, si magique qu’elle remplacerait avantageusement la Tour Eiffel et serait visitée par des millions de touristes chaque année. Créer le premier centre mondial d’études et de retours d’expériences des projets échoués. Il attirerait les politiques, universitaires, chercheurs du monde entier, soucieux de bien comprendre les diverses façons infaillibles pour planter un projet.
Mais, qu’importe le projet, pourvu qu’on en maîtrise la communication !»