
Seule la puissance de feu virtuellement illimitée dont dispose l’Institut d’émission de Francfort est susceptible de stopper la spirale infernale qui menace d’emporter l’euro. Il reviendra à Mario Draghi, qui prend aujourd’hui les rênes de la BCE, de franchir cet ultime pas ou d’assister à l’effondrement de l’euro : « la BCE n’aura pas le choix si elle veut continuer à exister », prédit Paul De Grauwe, professeur à l’Université catholique de Leuven (KUL, Belgique) et à la London School of Economic (LES) et auteur d’une étude sur le sujet (ici, en anglais) : « il s’agit d’une question de survie ».

La BCE a donc décidé de prêter en quantité illimitée aux banques commerciales avant d’éviter une embolie du système. Un an plus tard, elle a fait un pas de plus, au lendemain de la faillite de la banque d’affaires américaine Lehman Brothers, en admettant en garantie de ses prêts des titres présentés par les banques (actions, obligations, etc.) de moins bonne qualité (ce qu’on appelle un « collatéral »). Elle a aussi prévu de prêter à plus long terme, jusqu’à un an, et à un taux fixe peu élevé. Autrement dit, elle s’est posée en garante de la stabilité du système financier.
Autant de décisions qui n’allaient pas de soi, surtout pour les Allemands, mais qui ont permis à la zone euro de sauver ses banques. Lorsque la crise bancaire et financière s’est muée en crise de la dette souveraine, fin 2009, la BCE a de nouveau du se muer en pompier est franchir d’autres lignes rouges idéologiques. Au printemps 2010, elle décide d’accepter tous les emprunts grecs présentés en garantie par les banques sans plus tenir compte des notes des agences de notation. Surtout, et contre l’avis du président de la Bundesbank, Axel Weber, et de l’économiste en chef de la BCE, l’Allemand Jürgen Stark, elle décide d’intervenir sur le marché secondaire, celui de la revente, et de racheter les emprunts grecs. Elle étendra cette politique au fur et à mesure de la contagion de la crise aux obligations irlandaise, portugaise, espagnole, italienne…
Les Allemands sont furieux car, selon eux, cela va à l’encontre des traités européens. Or, cela n’est pas le cas. L’article 123 du traité sur le fonctionnement de l’UE interdit à la BCE d’acheter directement des emprunts aux États afin de ne pas financer les déficits publics en faisant tourner la planche à billets, ce qui créé de l’inflation. Mais pour la sourcilleuse Bundesbank, l’intervention sur le marché secondaire revient au même et le spectre de l’hyperinflation et du nazisme n’est jamais loin.

Aujourd’hui, cette politique précautionneuse a atteint ses limites. Les marchés ont compris que les capacités du Fonds européen de stabilité financière (FESF), même doté d’un effet de levier qui reste encore brumeux, sont limitées : 440 milliards d’euros (750 milliards avec la Commission et le Fonds monétaire international), éventuellement portés à 1000 milliards, chiffre cité par Nicolas Sarkozy. Cela ne sera pas suffisant pour rassurer des investisseurs inquiets. « Le seul moyen de ramener le calme serait que la BCE annonce qu’elle rachètera toute la dette publique de la zone euro qui se présentera sur le marché secondaire. Ses capacités d’intervention étant sans limites, les investisseurs arrêteront immédiatement de vendre », affirme Paul De Grauwe. En effet, « la BCE offrira une certitude sur les prix des obligations d’État », puisqu’elle pourra garantir qu’elle les rachètera en dessous d’un certain prix. La beauté de l’affaire est que la BCE n’aurait en réalité pas besoin d’intervenir : la simple assurance qu’elle le fera en cas de nécessité sera suffisante. En d’autres termes, la zone euro disposera enfin d’une force de dissuasion.
L’Allemagne reste opposée à cette solution, notamment à cause du « hasard moral », un État ayant mal géré ses finances publiques ayant la certitude de se financer. Dès lors, plus de pression pour effectuer des réformes. Paul De Grauwe écarte l’objection : d’une part, parce que cela n’exclut pas un renforcement de la gouvernance de la zone euro et, d’autre part, « parce que cela a été le même problème avec les banques : on les a sauvés alors qu’elles ont fait des erreurs ». La zone euro a voulu empêcher une catastrophe financière. « Super Mario » hésitera-t-il à sauver sa monnaie ? Les circonstances sont favorables : la chancelière allemande, Angela Merkel, a désigné, pour succéder au faucon Stark, Jörg Asmussen, le secrétaire d’État aux Finances, proche des sociaux-démocrates. Celui-ci n’est absolument pas sur la ligne des monétaristes allemands purs et durs. Un signe d’ouverture ?