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Blog «Les 400 culs»

L'histoire du curé nommé Blanchette

Créée l’été dernier, la collection Eros Singuliers donne la parole à ces oubliés de l’histoire littéraire, les fous, les mystiques ou les obsédés solitaires qui consacrent une part secrète de leur vie à des oeuvres d’un érotisme parfois saisissant et… honteusement dissimulé. Collectionneur de curiosa, le psychanalyste Jean-Pierre Bourgeron découvre un jour chez un brocanteur cinq caisses remplies de petits manuscrits et d’obscénités délirantes… S’amusant à déchiffrer les pattes de mouche qui re
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publié le 15 décembre 2011 à 11h04
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Créée l'été dernier, la collection Eros Singuliers donne la parole à ces oubliés de l'histoire littéraire, les fous, les mystiques ou les obsédés solitaires qui consacrent une part secrète de leur vie à des oeuvres d'un érotisme parfois saisissant et… honteusement dissimulé.

Collectionneur de curiosa, le psychanalyste Jean-Pierre Bourgeron découvre un jour chez un brocanteur cinq caisses remplies de petits manuscrits et d'obscénités délirantes… S'amusant à déchiffrer les pattes de mouche qui recouvrent les minuscules bouts de papiers (la plupart du temps, ce sont des "enveloppes de papier toilette"), Jean-Pierre Bourgeron découvre avec surprise qu'elles ont été écrites par un curé de campagne né vers 1900 dans la Beauce et qui défraya la chronique en s'enfuyant un jour sans que nul ne sache où, ni pourquoi. «Des policiers, des gendarmes et même un fakir s'étaient mis à sa recherche». Après bien des jours, il fut retrouvé en Belgique avec sa maîtresse enceinte. L'affaire fit le régal des caricaturistes mais ce n'était qu'une affaire de moeurs parmi beaucoup d'autres dans cette région rurale. Elle fut donc rapidement oubliée. Lorsqu'il revint sur le droit chemin, nul doute que le curé joua les repentis modèles… Il reprit donc son sacerdoce et se paya même le luxe d'être un fervent pétainiste. «Ses nombreux sermons retrouvés le montrent comme un prêtre respectueux des traditions, explique Jean-Pierre Bourgeron. Ses dernières années se dérouleront dans une institution proche de Monseigneur Lefèvre et des intégristes. Il décède à la fin des années 70. De nombreux témoignages de paroissiens attestent d'une vie exemplaire faite de compassion et d'humanité».

Aucun d'entre eux, bien évidemment, ne sait que ce curé modèle mène une vie parallèle: «A côté de cette vie d'apôtre, l'abbé a une vie secrète, faite de fantasmes et d'activités avec des partenaires recrutés par petites annonces». Dans les cinq caisses de papiers, Jean-Pierre Bourgeron retrouve des lettres salaces que le curé échange avec des ami(e)s partageant les mêmes goûts. L'abbé est travesti, dans tous les sens du terme. A la fois parce qu'il cache sa véritable nature au monde et parce qu'il aime porter des lingeries… Dans des textes touchant au délire, il s'invente une dizaine de personnages féminins et joue, sous ces identités d'emprunt, toutes sortes de scénarios tournant autour d'une maison close spécialisée dans les «chatouillantes cérémonies». Baptisé «Slavecul«, «Loulou», «Blanchette», «Susma Belpine», «Queue Cebon», «Monj Oujoumouill», «Essa Gigote» ou bien encore «Loulette», l'abbé s'amuse à décrire les séances des petites pensionnaires de son théâtre intime… Les textes oscillent entre poésie naïve et incantations monomaniaques. «Je suis de sexe poule –complètement douée– et (…) tant de la demeure de mes cuisses incandescentes, élancer en des lèvres gourmandes ou piquantes, le foutre brûlant qui comble et rassassie sur la caresse la plus passionnée qui puisse s'inventer en d'énivrantes et renouvelées branlades qui auront toujours mes préférences appliquées et aussi originales que souhaitables que sublimes dans le rêve le plus pervers».

Fasciné par la singularité de cette écriture, Jean-Paul Bourgeron contacte plusieurs éditeurs pour leur proposer de publier ces oeuvres qui confinent à l'art brut. Ce projet lui tient d'autant plus à coeur que plusieurs brocanteurs, connaissant son intérêt pour les trésors honteux de famille, lui proposent d'autres documents tout aussi étonnants… Il y a vraiment de quoi faire une collection, pense-t-il. Mais en France, aucun éditeur ne se montre intéressé. C'est finalement à Lausanne, en Suisse, que Jean-Pierre Bourgeron trouve un écho favorable, auprès d'une fondation unique en son genre, la fondation FINALE, qui se donne pour mission de réunir les créations inspirées par l'érotisme, sous forme d'écrits et d'oeuvres d'art. Le créateur de cette fondation, Michel Froidevaux, décide immédiatement de publier les textes découverts par Jean-Pierre Bourgeron. «Je suis historien de formation, explique-t-il. Il y a un plaisir rare dans le fait de travailler sur des documents authentiques inédits… Surtout des textes aussi insolites, réchappés de justesse à la décharge et à l'usine d'incinération.» Quand quelqu'un meurt et que —de ses placards— sortent les dessous d'une vie en apparence réglée, les descendants ont toujours le réflexe de jeter et de détruire ce qui pourrait ternir la mémoire du mort… Pour Michel Froidevaux, c'est du gâchis. Combien de chefs d'oeuvre bizarres finissent à la poubelle?

Afin de contribuer à leur sauvegarde, Jean-Pierre Bourgeron se voit donc confier par la fondation FINALE le soin de diriger une collection spécialement dédiée aux "marginaux du sexe" et à ces "personnalités tourmentées" que les troubles du désir traversent de visions convulsives… La collection "Eros Singuliers" —créée à l'été 2011— comporte déjà trois titres surprenants, dont Michel Froidevaux espère bien qu'ils inspireront des dramaturges. «Certains textes sont fulgurants, dit-il. Il y a une forme de folie derrière, une ivresse extatique, proche des poèmes mystiques chrétiens…».

Ceux de "Marthe de Sainte Anne", par exemple, sont des odes aux organes génitaux, emportés par un lyrisme sublime. «Ne me quittez jamais, car j'ai peur de me réveiller sans rêve», écrit-elle. Et plus loin: «Sens-tu mon bien-aimé ces caresses enveloppant tes couilles de Dieu, que je gagnerais par tous mes Knock-Out répétés en leur pensée par cette richesse de désirs s'amoncelant sur ta bite affolante attirante comme un aimant». Marthe fut internée à l'hôpital de Sainte Anne dans les années 30. «Elle écrivait dans un cahier à couverture jaune, avec une fine écriture bleue, une sorte de journal tès intime, raconte Jean-Pierre Bourgeron. Les écrits de cette femme de 40 ans sont un témoignage poignant de l'enfermement». Du fond de la cellule qu'elle occupe chez les fous, Marthe a trouvé une échappatoire. Ses textes sont rédigés comme des lettres qu'elle signe parfois «Ta Marthe autant et plus que tu peux la désirer». A qui écrit-elle? A Jésus-Christ… ou un médecin peu importe. Marthe l'aime, désespérément.

«Mon cher trésor, je ne peux que te répéter toujours les lancinants désirs que ta chair allume en moi et l'espoir enivrant de les satisfaire au paradis deux fois céleste». Son écriture obsessionnelle s'arrête brusquement sur une ultime déclaration d'amour. On ne sait pratiquement rien de cette femme. Mais qu'importe. Il reste d'elle des mots inoubliables.

«Il  y a une grande solitude dans ces textes, commente Michel Froidevaux. Une grande jubilation aussi… Le curé comme la folle sont des êtres reclus que les mots seuls peuvent libérer. L'aviateur dont nous avons publié les carnets était aussi probablement un être hanté par ses anges… Il avait mis au point le moteur et la structure d'un hélicoptère individuel. C'était une sorte d'ingénieur génial, qui avait le goût de prolonger certaines de ses trouvailles aéronautiques dans un domaine plus intime…». En 1953, l'hélicoptère individuel dont il avait eu l'idée fit la couverture d'un magazine. En apparence, l'hélicoptère avait tout pour marcher… Mais il ne fonctionna jamais. L'aviateur, en revanche, avait une imagination si fertile qu'il dota son engin de pouvoirs supérieurs à tous ceux qu'un simple véhicule pourrait jamais posséder: brodant autour de son hélicoptère toutes sortes d'histoires sado-masochistes débridées, il en fit l'instrument de sa libido. Dans ses carnets, l'hélicoptère n'était plus simplement un ensemble de courroies et de pales. C'était un siège de torture et de contention, une machine à torturer délicieusement, autour de laquelle l'aviateur se mit à écrire des textes aux accents surréalistes, truffés d'expressions étranges.

«Les Saints et les saintes du calendrier se sont contortionnés (1) dans les tortures, des supplices et des atrocités d'une effroyable et ignoble cruauté. Le public qui assistait à cela dans les gradins des arènes y prenait un plaisir extrême, et on le comprend, si on fait surtout partie des suppliciés où on ressentait des impressions particulières, oui, très particulières dans les tourments où on se faisait lacérer, puis transpercer et tenailler les fesses avec pétulance et ardeur, et surtout, ce qui était positivement atroce, c'était le grattage des os des genoux avec une lame genre Gilette».

Il n'est pas innocent que ces livres curieux soient publiés en Suisse. C'est dans ce pays que Jean Dubuffet, découvreur et théoricien de l'Art Brut, mène ses premières recherches à partir de 1945. C'est à Lausanne, surtout, qu'il lègue une collection d'oeuvres d'aliénés, donnant ainsi le jour au premier Musée de l'Art Brut du monde (en 1976). «La Suisse a toujours eu un rapport très particulier avec le folie, confirme Michel Froidevaux. Cela vient peut-être de cette tradition de mécanique de précision… Les étapes d'une réalisation technique prennent du temps… Il y a ce côté minutieux qui nous fait étudier les rouages d'une pensée, jusque dans ses replis les plus intimes. Et puis il y a aussi ce vieux fond protestant: on prend plus en compte l'individu plutôt que le collectif chez nous. L'individu, dans le for intérieur de sa conscience, entretient un rapport privilégié avec le divin. C'est très intime. Ce qui explique aussi peut-être pourquoi il y a eu, dans la tradition de la psychiatrie helvétique, moins d'ostracime à l'égard des personnes déviantes.»

Au Musée d'art brut de Lausanne, où l'on peut admirer les peintures amoureuses d'Aloyse et les fresques hallucinées d'Henri Darger, il semble que l'art, l'érotisme et le sacré ne soient jamais que les facettes d'une seul et unique aspiration à la lumière.

Le curé travesti, textes de l’abbé Louis, introduction de Jean-Pierre Bourgeron, éd. Humus. Marthe de Sainte Anne, textes de Marthe, introduction de Jean-Pierre Bourgeron, éd. Humus. L’aviateur fétichiste, textes de Georges, introduction de Jean-Pierre Bourgeron, éd. Humus.

Collection de l'Art Brut : Av. des Bergières 11 - 1004 Lausanne . Tél : +41 (0)21 315 2570

Fondation FINALE + librairie Humus + Galerie d'art : Rue des Terreaux 18bis - 1003 Lausanne. Tél : +41 (0)21 323 2170

Note 1/ Les fautes d’orthographe contenues dans les manuscrits ont été volontairement gardées, dans la mesure où il s’agit de jeux de mot ou de lapsus révélateurs... Ici, le mot «contorsionner» est écrit «contortionner», par allusion à «tortionnaire». L’aviateur fétichiste écrivait également «hardeur» (au lieu de «ardeur»), comme pour les rendre plus dures…

Illustration : Clovis Trouille.

Corrections effectuées le dimanche 18 décembre. Merci à vous tou(te)s.