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Blog «Les 400 culs»

Pourquoi Eros est-il un enfant ?

Peut-être parce que l’enfant est si fragile à la naissance, il n’a jamais été, pendant des siècles, qu’un «être de passage», doté de pouvoirs étranges. Il voit des choses interdites. Il entend des secrets. Ce qui fait de lui un être particulièrement inquiétant… Perturbant. Troublant. Dérangeant. Erotique ? Chef de file des nouveaux surréalistes américains, Mark Ryden peint des petites filles nues aux yeux graves qui chevauchent, en s’enlaçant, d’étranges ours à bouche humaine… Parfois, elles
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publié le 25 avril 2012 à 13h01
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Peut-être parce que l’enfant est si fragile à la naissance, il n’a jamais été, pendant des siècles, qu’un «être de passage», doté de pouvoirs étranges. Il voit des choses interdites. Il entend des secrets. Ce qui fait de lui un être particulièrement inquiétant… Perturbant. Troublant. Dérangeant. Erotique ?

Chef de file des nouveaux surréalistes américains, Mark Ryden peint des petites filles nues aux yeux graves qui chevauchent, en s'enlaçant, d'étranges ours à bouche humaine… Parfois, elles caressent des alambics qui contiennent des foetus de huit mois. Parfois, elles sont plongées, comme la belle au bois dormant, dans un coma ambigu, une main posée sur la hanche, moulées par les plis d'une robe virginale. Certaines traversent des forêts sombres, entourée par un halo, comme des petites fantômes qui reviendraient sur le lieu de leur mort et fixent sur le spectateur un regard insondable. Dans l'introduction à son oeuvre (intégralement reproduite dans un ouvrage en série limitée, chez Taschen), une critique d'art explique: «La palette d'expression de Ryden va de mystérieux à mignon, oscillant toujours entre clichés nostalgiques et archétypes dérangeants. Séduit par ses surfaces soigneusement lissées aux détails infinis, le spectateur se trouve confronté à la juxtaposition de l'innocence de l'enfance aux recoins tortueux de l'esprit. Une anxiété latente hante ses tableaux.» Sous la surface angélique des apparences rôdent de sinistres mystères et c'est là que se manifeste tout le génie de Mark Ryden, dans cette ambiguité qui est la marque de l'enfance et que nous essayons, à toute force, de nier, parce qu'elle nous met profondément mal à l'aise: les enfants sont dérangeants.

Est-ce un hasard si le nom même d'Eros a été associé à l'image d'un enfant-éphèbe ? De ce dieu polymorphe et pervers, les Grecs du 4e siècle avant JC représentent le corps en blanc, de même que pour le corps des femmes, parce qu'il appartient au monde intermédiaire des formes. Sous le nom de Cupidon, il prend la forme d'un garçon de 8 ans, nu (1). Armé d'un arc et d'un carquois rempli de flèches qui percent le coeur, couronné de roses, emblème des plaisirs, il jette sur le monde un regard à la fois moqueur, innocent et cruel qui nous renvoie à l'idée inquiétante d'une omniscience : l'enfant sait des choses, mais quoi ? «Sous une apparence innocente se dissimulent de terribles savoirs, explique le philosophe Pierre Peju, dans Enfance obscure. Oui, l'enfant est cet être qui a «vu» ce que nous, adultes, avons à tout jamais oublié. Mais qu'a-t-il vu ? Qu'a-t-il vécu ? Témoin aveugle et surtout muet d'un monde perdu, d'un monde parcouru de forces dont certaines sont maléfiques, l'enfant, qu'il en fasse ou non usage, dispose de pouvoirs. D'où notre crainte archaïque face aux silences ou aux gestes énigmatiques de cet infans définitif«. Evoquant les plus grands récits des maîtres du romantisme allemand, qu'il nomme les «maîtres de la peur, un effroi spécifique déclenché par quelque chose qui revient de l'enfance», Pierre Péju compare l'enfant à une sorte d'Alien, un être innommable, dont les yeux nous confrontent à des choses enfouies très profondément et qui ne demandent qu'à resurgir…

L'histoire du concept d'enfance semble d'ailleurs n'avoir jamais été qu'une histoire marquée par l'horreur. Les enfants sont des monstres, ne serait-ce que parce qu'ils meurent si vite et si facilement… Au Moyen-Age, en Occident, le taux de mortalité infantile est tel qu'on considère l'enfance comme une forme de menace contre laquelle il faut se prémunir. «Mort ou assassiné, un enfant n'est pas une victime à part entière. Qu'ils soient emportés par la peste, morts en bas âge ou qu'ils aient péri au cours d'un assaut donné à la ville, les enfants n'étaient pas comptabilisés». Ils ne comptent pas, pas plus que des bestioles pâles et fragiles, bouches à nourrir aux cris discordants. Ils ne sont donc pratiquement pas représentés avant le 12e siècle. Entre le 12 et le 17e siècle, ils n'apparaissent que sous la forme de ces Jésus à l'expression triste, adulte miniature aux yeux de condamné à mort… «Lorsque les discours et les conceptions dominantes traitaient, de façon très marginale, de l'enfance, c'était pour l'associer systématiquement au crime, au péché, à l'abjection, ajoute Pierre Péju. (2) Au début du 17e siècle, le dévot cardinal Pierre de Bérulle (mort en célébrant la messe !), s'écriait encore dans ses Opuscules de piété : «L'état enfantin est le plus vil et le plus abject de la nature après la mort».» Pendant des siècles, donc, l'enfant n'est qu'une sorte de chose en sursis, agitée par des pulsions bestiales, qui grogne, remue puis retourne là d'où elle vient: le ventre de la tombe.

A partir du 18e siècle, «l'enfant est apparu pour être aimé et éduqué, et c'est dans la conscience de ces devoirs d'amour et d'éducation, c'est autour de l'enfant, que la famille moderne s'est constituée en cellule de base de notre société», raconte Jean-Louis Flandrin (Le sexe et l'occident). L'enfance apparaît comme promesse d'avenir, mais elle reste la clé des mystères… «Avec génie, le romantisme allemand a saisi l'enfance dans toute son étrangeté. Ni pure ni bonne, elle est avant tout une énigme, explique Pierre Péju. Bettina, la soeur de Brentano, est surnommée «l'enfant» par Goethe avec qui elle entretient une abondante correspondance. Achim von Arnim, son époux, compose une des plus inoubliables figures enfantines avec Isabelle d'Egypte, petite princesse errante, familière des pratiques magiques qui ne fait pas de différence entre les humains, les bêtes et les mandragores. Mais l'enfant qui fascine les romantiques est surtout une menace ! (…) Pour Hoffmann, les enfants sont tantôt en contact avec une «horreur» qu'ils sont les seuls à pressentir ou à distinguer, tantôt eux-mêmes dangereux comme si leur doux visage n'était qu'un masque plaqué sur une tête de gorgone. Des petits, mais surtout des étrangers, parfaitement à l'aise dans les lieux les plus troubles».

Ce n'est pas un hasard: Freud met au point sa théorie de l'étrange étrangeté à partir d'une nouvelle d'Hoffmann. La nouvelle s'intitule L'homme au sable et raconte l'histoire d'un petit garçon qui, au lieu d'aller au lit, se cache derrière et rideau pour espionner son père qu'il voit fort occupé à fabriquer un «être humain artificiel» à l'aide la magie… Vision obscure du père respectable en train de faire un autre enfant… et qui brusquement se met à chercher des «vrais yeux» pour que la créature prenne vie. «Des yeux ! Des yeux !». D'effroi, l'enfant s'évanouit, pensant qu'on va lui arracher les yeux. Il a vu ce que les enfants ne doivent pas voir et il restera toute sa vie obsédé par ce secret traumatisant, gardant cette faculté première de double-vue.

Cent ans après l'écriture de cette nouvelle fantastique, Freud, élabore son concept d'inquiétante étrangeté (Unheimlich) que l'on pourrait définir comme le surgissement brutal de ces angoisses profondes et fantasmes inacceptables dont l'enfant est une des manifestations les plus horrifiques. «L'inquiétante étrangeté consiste dans cette conviction de l'enfant qu'il n'appartient peut-être pas au Heimich, au monde familial et familier, et qu'il est, de façon très confuse, étranger au monde qu'il habite, raconte Pierre Péju. Cette inquiétante étrangeté, Freud la réduit à une problématique exclusivement parentale, le roman familial, en supposant que l'enfant fantasme qu'il est né d'autres parents que les siens. Or, ce qui est tellement étrange, tellement inquiétant, c'est plutôt l'impression de familiarité que donnent les règnes non-humains.» L'enfant ne fait pas la différence entre un être animé et inanimé. Sous ses yeux, les poupées s'animent. Le cadavre bouge. Le vivant ricane avec une machoire mécanique. Les animaux murmurent des secrets… «Freud n'avait pas négligé cette disposition de l'esprit humain, cette âme spontanément magique, mais il n'y voulait voir qu'une résurgence des croyances de ce qu'il nommait «nos ancêtres primitifs», critique Pierre Péju. Et pourquoi pas ?

Il existe de nombreuses cultures dans lesquelles l'enfant, qui sert d'intermédiaire avec les ancêtres, entre en contact avec la mariée le jour ou la veille de sa nuit de noce. Dans l'Inde classique, ainsi que chez les Masai et les Suku de l'Afrique orientale, avant que le couple se retire pour la première nuit »officielle«, un enfant s'assied sur les genoux de la mariée. Chez les mulsumans d'Europe orientale, un jeune garçon est enroulé dans le lit nuptial. En Suède, la mariée passe la dernière nuit avant son mariage avec un petit garçon dans son lit… De ces coutumes dont nous ne comprenons plus vraiment le symbolisme, il nous reste l'image récurrente d'enfants qui sont comme des anges à la fois innocents et pervers : à travers eux, l'esprit et le sperme des ancêtres circule… afin que les générations succèdent aux générations. En Grèce, Eros porte comme attribut le lièvre, animal sacré, symbole de la fécondité. Dans la rome antique, Eros rebaptisé Cupidon se met à brandir des flèches au pouvoir magique. Dans de très anciennes légendes chinoises, les dieux se manifestent aux humains sous la forme de jeunes garçons angéliques, doués du pouvoir d'immortalité, qui se présentent parfois comme des réincarnations de Bouddha, tantôt mâle, tantôt femelle… Dans le Japon médiéval, il est d'usage courant que de jeunes garçons et filles deviennent des yorimashi (mediums) afin d'invoquer les dieux et les démons lors de rituels d'exorcisme.

Ils servent de lien entre les vivants et les morts… parce qu’ils ont cette faculté, propre à l’enfance, de sonder les zones grises avec cette forme d’innocence qui les rend si redoutablement »intelligents«. Le cerveau des enfants ne possède pas encore ces barrières qui nous empêchent, une fois adulte, de percevoir les choses cachées.

Pour Pierre Péju, il faut lire les romantiques allemands pour redécouvrir cette notion d'enfance maintenant bannie par le politiquement correct: l'enfant est celui qui devine et qui voit. L'enfant entretient, par nature, des liens si étroits avec les «aspects nocturnes de l'âme et les recoins les plus troubles de l'esprit», que lorsqu'il nous regarde, nous nous sentons étrangement inquiets ou coupables… Il a les yeux d'un être qui sait déjà tout. D'un être à qui il est déjà arrivé un terrible malheur. L'enfant est tragique, dit Pierre Péju. Le fait devenir adulte consiste à s'arracher, par amnésie, à cette tragégie originelle. La vie nous contraint en permanence à tuer cet enfant, ce petit étranger inquiétant, ce fantôme d'une forêt mentale qui continue de nous hanter et qui ne cesse de nous regarder avec les yeux d'une chose qu'on ne parvient jamais totalement à tuer… On ne peut pas tuer le désir, pas plus que ces fantasmes obscurs et toutes ces pulsions qui nous rongent, pour toujours.

Enfance Obscure, Pierre Péju, éd. Gallimard, coll. haute enfance.
Pinxit, Mark Ryden, éd.Taschen. Relié sous coffret, 366 pages, 750 €.
Note 1/ Dans l’antiquité grecque, Eros avait l’apparence androgyne d’un être encore non-achevé. «Sa représentation devient très populaire à partir de 490 av. J.-C. On le voit alors sur les vases, la lyre ou avec un lièvre — cadeau pédérastique par excellence — à la main, ou encore poursuivant un garçon. Par la suite, il est plus fréquemment associé avec Aphrodite et le monde des femmes, notamment sur les vases nuptiaux comme les lébétès gamikoi, les loutrophores ou encore les lékanis. Au reste, on recourt au blanc pour le représenter, de même que pour le corps des femmes. L’arc et le carquois sont des attributs habituels à partir du IVe siècle av. J.‑C. L’exemple le plus célèbre est sans doute la statue d’Éros bandant son arc, type attribué au sculpteur Lysippe. À partir de l’époque hellénistique, le type de l’Éros-enfant apparaît concurremment à celui de l’Éros-éphèbe. Dès cette époque, Éros perd sa signification religieuse pour devenir ornemental. À partir de la Renaissance, sa représentation est assimilée à celle des anges pour parvenir au type du putto. Son avatar romain, Cupidon, est souvent représenté sous les traits d’un jeune enfant espiègle, joufflu, avec deux petites ailes dans le dos et portant un arc, qui lui sert à décocher des flèches d’amour«. (Source : Wikipedia).

Note 2/ «Petite boule d'instincts. Chair dangereuse. Piège satanique. Ou bien animal sauvage qu'il importe de dresser tout en restant sur ses gardes. Comme le dit Saint Augustin: «Si on lui laissait faire ce qui lui plaît, il n'est pas crime où on ne verrait un enfant se précipiter».» (Source: Enfance Obscure, Pierre Péju).