
France Inter et France 2, les deux médias dans lesquelles elle officiait, ont pris conscience qu’un journaliste ne pouvait être ainsi lié à un politique et l’ont donc écarté de leur antenne (voir ici le récit de mon twettclash avec Audrey Pulvar). Cela étant, le service public, dirigé par des personnalités directement nommées par Nicolas Sarkozy, aurait pu lui proposer une émission où ses talents (non journalistiques) auraient pu être employés. Une autre solution aurait été que Montebourg renonce à sa carrière politique, mais de cela il n’a jamais été question. Matthieu Pigasse, ancien conseiller de Dominique Strauss-Kahn lorsque celui-ci était ministre des Finances (1997-1999) et dont l’engagement socialiste n’est pas un mystère, n’a manifestement pas les scrupules du service public, comme le montre sa décision d’embaucher Pulvar. Il ne s’agit pas d’un acte manqué : il y a quelques mois, il n’a pas hésité à nommer à la tête du Huffington Post Anne Sinclair, l’épouse de DSK et ancienne « star » du journalisme, ce qui a été vécu par la profession comme une provocation. Certes, celle-ci s’est depuis séparée de son mari, ce qui lui redonne une certaine liberté, mais à l’époque de sa nomination, ce n’était pas le cas.

D’ailleurs, Arnaud Montebourg lui-même l’a souligné en avril 2006, dans Télérama, à propos de la liaison entre Jean-Louis Borloo, alors ministre de l’Emploi, et de Béatrice Schönberg, journaliste à France Télévisions : « il y a un conflit évident d’intérêts. Dans le monde politico-médiatique actuel, ceux qui ont le pouvoir se permettent de piétiner les règles du jeu. Il est temps que cela change ». En novembre 2010, dans l’émission « On n’est pas couché » de Laurent Ruquier sur France 2, alors que sa relation avec Audrey Pulvar, est officielle, il ne renie pas ses propos, mais les nuance, en expliquant qu’il n’est « rien », puisque le député PS est seulement candidat à la candidature, alors que Borloo « occupait une fonction très élevée »…
Dans un entretien à Libération (le 14 juin 2012), Audrey Pulvar estime que les liaisons entre politique et journalistes (en fait uniquement des femmes à ma connaissance) ne posent aucun problème : « J’ai toujours pris la défense de mes consoeurs, j’ai toujours considéré qu’elles restaient des journalistes indépendantes et qu’il fallait juger sur pièces. À mon avis Arnaud Montebourg a perdu une bonne occasion de se taire ». Elle reconnaît néanmoins que la situation peut vite devenir « intenable ».
Ces conflits d’intérêts sont anciens : il suffit de rappeler qu’en 1992, les journalistes Anne Sinclair et Christine Ockrent, femmes de ministres socialistes, n’ont pas hésité à interviewer François Mitterrand alors président de la République. Mais il est consternant de noter qu’en vingt ans, les choses n’ont pas véritablement évolué : outre le Président de la République (avec Valérie Trierweiler de Paris Match qui possède désormais un bureau et une équipe à l’Élysée), trois ministres vivent avec des journalistes (Arnaud Montebourg, Michel Sapin avec Valérie de Senneville journaliste chargé de la justice aux Echos et Vincent Peillon avec Nathalie Bensahel journaliste chargée de la rubrique France au Nouvel Observateur). Or, aucune de ces journalistes ne semble prête à abandonner son métier.

De plus, croire que les journalistes sont des êtres d’exceptions capables de séparer leur profession de leurs affects ou de leurs intérêts est une vaste plaisanterie. Le Point s’est livré, dans son édition du 21 juin dernier à un exercice salutaire : l’hebdomadaire a relu les articles écrits par Trierweiler dans Paris Match, entre 2004 et 2006, alors qu’elle entretenait déjà une relation –longtemps demeurée secrète avant d’être couverte par l’omerta journalistique jusqu’en juin 2007 - avec François Hollande tout en couvrant… le PS (elle en sera déchargée fin 2006, ce qui lui évitera de suivre la campagne de Ségolène Royal). C’est édifiant. Dès 2004, Hollande est peint sous les traits d’un homme qui a l’étoffe d’un président de la République « normal », contrairement à son épouse (qui pourtant se présentera en 2007). Ses adversaires au sein de l’appareil socialiste seront systématiquement dépréciés et le nom de Royal régulièrement passé sous silence… Il vaut mieux, car lorsqu’elle en parlait, ce n’était guère sympathique, on s’en doute.
Il ne s’agit pas de dire que ces journalistes qui protestent de leur bonne foi mentent nécessairement : le conflit d’intérêts ne doit pas forcément se matérialiser pour exister, il suffit qu’il y ait un risque, une possibilité d’une confusion des genres, et que les tiers puissent soupçonner qu’il existe. C’est, par exemple, pour cela, que les professions juridiques sont soumis à un ensemble de règles très strictes pour éliminer tout soupçon. Car, c’est le soupçon qui pervertit.

Si cette barrière saute, pourquoi ne pas alors accepter que les journalistes multiplient les ménages : un journaliste scientifique acceptant de rédiger des études pour des laboratoires pharmaceutiques, par exemple, ou votre serviteur faisant la même chose pour les institutions communautaires ? L’amour, l’amitié, l’argent : si une barrière saute, pourquoi s’arrêter en si bon chemin puisque nous sommes des êtres d’exception capable de ne pas mélanger les genres ? En réalité, c’est l’avenir de la profession de journaliste en France qui est en train de se jouer. La République de Hollande se veut irréprochable. Cela commence mal et sur une question fondamentale, celle de l’indépendance de la presse, un des piliers de la démocratie.
Mercredi 18 juillet : le journaliste de France Inter, Thomas Legrand, annonce qu’il arrête sa chronique dans les Inrockuptibles. Lire aussi ce papier du 13 juillet d’Emmanuelle Anizon sur le site de Télérama. A ce jour, la polémique n’a toujours pas atteint la presse classique alors qu’elle enflamme le net.