Seriez-vous prêts à parier vos économies sur le redressement de l’économie espagnole ? Manifestement, les investisseurs répondent massivement par la négative : le taux d’emprunt à dix ans de la péninsule ibérique dépasse les 7 %, ce qui signifie, en réalité, que les marchés, surtout internationaux, rechignent de plus en plus à lui prêter l’argent dont elle a pourtant besoin pour se financer. Le temps où Madrid n’aura plus accès aux marchés, comme Athènes, Dublin et Lisbonne avant elle, ne semble plus très éloigné. Si ce scénario catastrophe se réalise, la zone euro devra à nouveau ouvrir son carnet de chèques. Mais le plus grave est que l’Italie, dans l’œil du cyclone pour l’instant, pourrait suivre de près la chute espagnole, les investisseurs doutant fortement de sa capacité à redresser la barre en dépit des efforts déjà consentis. Or, les Européens n’ont pas les moyens d’aider financièrement ce pays vu la taille de sa dette publique. Bref, la zone euro est de nouveau en pleine tempête. La monnaie unique a d’ailleurs dérapé face au dollar (un peu au-dessus de 1,21 dollar, son point le plus bas depuis deux ans) et face au yen (son point le plus bas depuis onze ans). - Pourquoi l'Espagne inquiète-t-elle les marchés ?
L’Espagne, comme l’Irlande avant elle, est confrontée à un problème bancaire et non de finances publiques. Car le gouvernement socialiste de José Luis Zapatero, à la suite de l’explosion de la bulle immobilière, en 2007-2008, « n’a pas voulu purger le marché immobilier, notamment en aidant les particuliers pour qu’ils n’aient pas à vendre », comme l’explique Laurence Boone, économiste en chef Europe de Bank of America. Pour ne rien arranger, Madrid « a restructuré dans l’opacité son secteur bancaire, cachant les chiffres des créances douteuses et des besoins en recapitalisation aux marchés », ce qui a contribué à faire grimper le niveau d’angoisse. Bref, un véritable « scénario à la japonaise », selon Laurence Boone, dont on voit encore les conséquences en terme de croissance.
Ce sont moins les banques espagnoles, comme Santander ou BBVA, qui ont des problèmes, celles-ci ayant pris les mesures nécessaires pour purger leurs comptes, que les caisses d’épargne, ces pompes à finances des régions espagnoles gérées selon des critères politiques (elles accordées des crédits pour des opérations immobilières appuyées par le pouvoir local). On estime qu’elles sont gorgées d’au moins 200 milliards d’euros de créances douteuses, ce qui imposerait une restructuration sévère du secteur. Mais les autorités espagnoles continuent à se faire tirer l’oreille, tant le dossier est politiquement explosif. Ainsi, le 14 juin, le fonds public d’aides au secteur financier (FROB) écartait encore toute liquidation alors que Joaquin Almunia, le vice-président de la Commission chargé de la concurrence, estimait que « lorsque le coût de la restructuration est supérieur au coût entraîné par sa liquidation, la vente de ses actifs et leur distribution à d’autres parties du secteur financier, alors » il faut liquider. C’est ce mélange des genres entre intérêts politiques et financiers qui explique la stratégie du pourrissement choisi par le gouvernement socialiste et poursuivi par son successeur conservateur.
À ce problème bancaire, s’ajoutent la situation économique et la détérioration accélérées des comptes publics (États et régions autonomes). Pour revenir à l’équilibre budgétaire, le gouvernement espagnol a taillé dans les dépenses publiques (y compris en baissant les salaires et les indemnités de chômage) et augmenté les impôts, ce qui a aggravé la spirale récessive (-1,5 % attendu cette année, -0,5 % en 2013). Or, plus l’économie ralentit, plus les comptes se dégradent. Et personne ne voit les relais de croissance dont dispose l’Espagne qui a tout misé sur son secteur du BTP, désormais condamné. Pis : l’activité du reste du monde ralentit, ce qui ne va pas arranger les affaires de la péninsule ibérique. Les marchés estiment donc que la dette publique va vite devenir incontrôlable et que les risques d’une restructuration augmentent chaque jour. Mises bout à bout, toutes ces raisons expliquent que les investisseurs fuient le pays (d’autant que la dégradation de l’Espagne par les agences de notation oblige les banques et les assurances à vendre).
- Que fait la zone euro pour aider l'Espagne ?
Le pays pèse plus lourd que les trois États déjà sous assistance financière : sa dette publique à elle seule pèse près de 800 milliards d’euros. La sortir des marchés en la finançant directement épuisera l’argent qui reste dans le Fonds européen de stabilité financière (FESF) et celui qui sera disponible lorsque le Mécanisme européen de stabilité (MES) entrera en vigueur. Une hypothèse que personne ne veut envisager. En attendant, la zone euro a débloqué le 20 juillet une ligne de crédit de 100 milliards pour aider Madrid à recapitaliser ses caisses d’épargne (leurs besoins de financement, enfin évalués fin juin, se monteraient au maximum à 62 milliards d’euros). Mais Madrid a trop attendu pour le faire, le marché étant déjà passé en mode panique. Surtout, cette aide va accroitre la dette publique espagnole. C’est pour cela que les Européens ont décidé lors de leur sommet des 28 et 29 juin d’autoriser le FESF et le MES à prêter directement aux banques afin de rompre la spirale infernale entre dette bancaire et dette publique. Le hic est que cette possibilité ne sera utilisée qu’une fois la supervision bancaire européenne en place, c’est-à-dire début 2013 au mieux : la Commission proposera seulement début septembre de confier à la Banque centrale européenne (BCE) le contrôle de l’ensemble des banques de la zone euro. Cette annonce d’un premier pas vers l’union bancaire européenne a, un peu, rassuré les marchés. Mais ils attendent de voir le texte pour juger sur pièce. Surtout, ils veulent plus : une garantie européenne des dépôts des particuliers et la mise en place d’un fonds de résolution des crises bancaires. Or, pour l’instant, l’Allemagne n’est pas prête à accepter cette mutualisation des moyens.
- Les ratés de l'intégration de la zone euro
Or, les investisseurs « veulent un grand soir fédéral », admet un diplomate européen de haut niveau. Même si des pas ont été faits depuis quelques mois (union budgétaire, union bancaire), on est encore très loin du compte. Certes, les présidents des quatre principales institutions communautaires (Commission, Conseil européen, BCE et Eurogroupe) doivent remettre une « feuille de route » vers l’union politique d’ici fin décembre, mais l’échéance est trop lointaine et trop incertaine pour des marchés dont l’horizon temporel ne dépasse pas la journée. L’espoir soulevé par le conseil européen de juin, qui a adopté le principe de ce calendrier, est donc vite retombé, l’engagement politique des États paraissant trop fragile.
- Les incertitudes allemandes
Pour ne rien arranger, le Tribunal constitutionnel de Karlsruhe a décidé de ne rendre son jugement sur le MES qu’à la mi-septembre, retardant d’autant son entrée en vigueur. Or, les marchés craignent que son jugement soit négatif, le Tribunal étant de plus en plus souverainiste, ce qui mettrait à bas le principal pare-feu européen et compromettrait le sauvetage éventuel de l’Espagne. Pis : le libéral eurosceptique Philipp Rösler, vice-chancelier allemand, a remis la sortie de la Grèce de la zone euro sur le tapis. Dimanche, il a estimé « qu’il est peut-être plus intelligent (pour Athènes) de quitter la zone euro ». Or, si cette éventualité se réalisait, les investisseurs se demanderaient qui serait le suivant sur la liste, l’Espagne figurant en bonne place… Autant de raisons supplémentaires de ne pas parier un euro sur les pays les plus fragiles de la zone.
Pour l'instant, l'institut d'émission de Francfort refuse d'intervenir sur le marché de la dette. Depuis mars dernier, elle n'a pas acheté une seule obligation d'État. C'est pourtant lui qui avait calmé le début de panique, en juillet dernier, en rachetant sur le marché secondaire (celui de la revente) des titres italiens afin de faire baisser les taux. Mais, désormais, la BCE estime que c'est aux États et donc au FESF et au futur MES de prendre le relais. Le problème est que les moyens de ces pare-feux sont limités : les investisseurs, mais aussi des pays comme la France ou certains gouvernemeurs de banque centrale (Autriche) souhaitent donc qu'ils obtiennent une licence bancaire afin qu'ils puissent s'approvisionner directement auprès de la BCE, ce que refuse fermement Berlin. Reste que la BCE, dans la tempête actuelle, ne pourra pas rester indéfiniment l'arme aux pieds. Mario Draghi, le président de Banque centrale, a d'ailleurs prévenu aujourd'hui les marchés que «la BCE est prête à faire tout ce qui est nécessaire pour préserver l'euro. Et croyez moi, ce sera suffisant». Cela a suffit pour que les taux d'intérêt se détendent fortement, preuve que les marchés sont bien à la recherche d'une parole politique ferme sur le futur de la zone euro.
Bref, la résolution de la crise, tant politiquement que financièrement, risque de prendre encore du temps. Or, celui-ci est de plus en plus compté. Comme l’a joliment dit la Chancelière allemande, Angela Merkel, le 18 juillet, « le projet européen n’est pas encore construit de telle manière que nous sommes assurés que tout ira bien », même si elle s’est dite « optimiste ». Plus brutalement, le FMI se pose désormais la question de la « pérennité de la zone euro ».
Dessins: Pierre Kroll et Nicolas Vadot
N.B.: version longue de mon article paru ce matin dans Libération