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Blog «Les 400 culs»

Ton fantôme m'a souri

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Comment faire pour combler l’absence de l’autre? Afin d’aider les amoureux, parfois séparés par des milliers de kilomètres, à se sentir et à se toucher, l’artiste Tomoko Hayashi crée des simulateurs de présence d’une étonnante sensualité. Comment se rappeler l’autre quand il est parti ? Se téléphoner? Dialoguer par skype? Cela ne suffit pas. Aucune conversation, même de visu, ne permet de se sentir réellement «en présence» de l’autre… Depuis dix ans, l’artiste japonaise Tomoko Hayashi in
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publié le 18 septembre 2012 à 11h55
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Comment faire pour combler l’absence de l’autre? Afin d’aider les amoureux, parfois séparés par des milliers de kilomètres, à se sentir et à se toucher, l’artiste Tomoko Hayashi crée des simulateurs de présence d’une étonnante sensualité.

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Comment se rappeler l'autre quand il est parti ? Se téléphoner? Dialoguer par skype? Cela ne suffit pas. Aucune conversation, même de visu, ne permet de se sentir réellement «en présence» de l'autre… Depuis dix ans, l'artiste japonaise Tomoko Hayashi invite les amoureux longue-distance à lui confier des objets personnels, des larmes, des lettres, des moulages intimes ou des odeurs dont elle fait la matière première de son œuvre… Une œuvre toute entière consacrée à l'idée que nous sommes, tous et toutes, dotés d'un sens de la perception qui nous permet de sentir l'autre, même s'il se trouve très loin. Ses recherches qui flirtent avec le surnaturel semblent curieusement confirmées par les scientifiques : nous avons des capacités sensorielles beaucoup plus extraordinaires que ce que nous pourrions croire…

Tout commence en 2003, lorsque Tomoko demande à deux amoureux d'échanger des bagues qu'elle moule dans un tissu gardant la mémoire des formes. Dans ce tissu, elle coud des vêtements, un pour le garcon, un pour la fille, afin qu'ils puissent caresser la trace rémanente de cette bague fantôme… «Comme je n'aime pas l'idée qu'un sentiment dure à jamais (car en réalité, aucun sentiment ne dure), explique Tomoko, j'ai fait en sorte qu'à l'usage la forme moulée disparaisse progressivement… Notre mémoire est ainsi faite.» Le garcon et la fille doivent donc se revoir, échanger leurs bagues, les mouler à nouveau dans le tissu s'ils veulent que leur amour se s'efface pas...

Tissant la métaphore de la caresse textile et du frôlement doux des souvenirs, Tomoko fabrique aussi des vêtements qui réagissent à l'humidité, parce qu'elle aime les fluides organiques : «Le corps ne ment pas, dit-elle. Tout ce que nous refusons d'admettre, notre corps le dévoile. Il coule, il s'épanche, il s'exprime en silence…». Un jour, Tomoko demande à des amants de lui confier une lettre d'amour. Elle imprime cette lettre dans une chemise pour homme de telle facon que les mots soient invisibles, blanc sur blanc, à l'aide d'une technique appelée Dévoré qui consiste à faire se dissoudre une des deux fibres d'un tissu mixte… «A l'homme j'ai donné cette chemise blanche très douce de coton mêlée de soie. A la fille j'ai donné un mouchoir afin qu'elle puisse pleurer dedans, continue Tomoko. Puis j'ai créé un système reliant les deux tissus. Chaque fois que la fille pleurait et essuyait ses larmes dans le mouchoir, la chemise de l'homme se mettait à pleurer elle aussi: de l'eau coulait d'un petit réservoir caché dans le col, et imbibait le tissu, au niveau du cœur de l'homme, révélant, par transparence, le texte jusqu'ici invisible de la lettre d'amour…».

L'amour, pas plus que la mémoire, ne dure éternellement, pense Tomoko. Raison pour laquelle la lettre d'amour redevient invisible quand le tissu sèche. Les sentiments sont éphémères et tant mieux, car il serait vain, voire dangereux, de se croire supérieur à l'oubli. «Lorsque nous avons la chance d'être ensemble, c'est le moment où jamais de créer de la mémoire commune, de l'imprimer le plus profondément possible dans notre cerveau, afin qu'il nous reste de l'autre quelque chose de très beau». En 2004, Tomoko entre au Media Lab Europe (partenaire du célèbre MIT américain) et co-crée avec trois autres artistes Mutsugoto («murmures amoureux»), une installation permettant à des amants de rester unis par-delà l'espace à l'aide d'une système d'éclairage synchronisé. Se caressant l'un l'autre à l'aide de lumière, ils peuvent ainsi combler le manque en traçant sur les draps les contours de caresses impalpables…

Pour soumettre ce système à l'épreuve du réel, Tomoko fait savoir par voie de presse qu'elle recherche des couples longue-distance, afin de le tester un prototype de communication amoureux. Pendant 6 mois, elle reçoit chaque jour entre un et dix mails de couples désireux, parfois même désespérément désireux, de se faire sélectionner. La machine ne sera jamais exposée que comme une sorte d'installation d'art contemporain, mais une dizaine de couples l'essaye, avec des résultats concluants : lorsqu'ils promènent le rayon sur le corps bien-aimé, la personne à distance affirme qu'elle sent une main la toucher… Au MIT,la plupart des scientifiques qui travaillaient sur les simulateurs de toucher mettaient au point des gadgets vibreurs. Ils pensaient que la vibration était le seul moyen de recréer artificiellement la sensation d'un contact dermique. Mais une caresse amoureuse ne vibre pas, n'est-ce pas?! C'est ce qui m'a donné l'idée des rayons de lumière. Le soleil nous caresse, dit Tomoko, et pas uniquement parce qu'il est chaud. Le fait d'être éclairé, à certains endroit de notre corps, à une certaine vitesse, active dans notre cerveau des zones qui ne correspondent pas uniquement au sens de la vue, mais également au sens du toucher.

C'est le principe de la perception cross-modale, que des chercheurs comme Francis McGlone explorent depuis la fin des années 70, en se basant sur une idée simple: «Nous vivons dans un monde multi-sensoriel» et nous avons, à la naissance, des connections si étroites entre le sens de l'ouie, du toucher, de la vue, que les bébés de trois semaines ne semblent pas faire la différence entre un bruit, un son et une caresse. Adultes, nous ne faisons jamais totalement la séparation. Il nous reste de l'enfant cette capacité d'associer les sens… au point que si une caresse nous a marquée, il est possible de la réactiver par le biais d'un autre sens. Lorsque le rayon de lumière touche leur bras, les amants «sentent» les doigts invisibles de celui ou celle qui se tient à distance. Inaccessible et pourtant, miraculeusement, présent.

Tomoko Hayashi ignorait totalement ce champ de la neuro-biologie lorsqu’elle a créé Distance Lab. C’est Francis McGlone qui l’appelle un jour au téléphone.

«Nous avons des choses à nous dire».

Il lui révèle qu’il existe une manière de toucher particulière (1)… Il suffit d’y penser pour que la sensation de cette caresse, donnée un an, voire plus, auparavant, revienne sur votre peau, à la facon d’un rêve.

«L'amour ne dure pas, dit Tomoko, pas plus que ces traces mémorielles… Mais elles peuvent être suffisamment profondes pour qu'on garde l'empreinte d'un amour pendant au moins quatre ans après une séparation. Notre cerveau a beau vouloir oublier, notre corps nous rappelle qu'il posait sa main là…».

L'idée du souvenir comme cicatrice sentimentale la hante. Et pour le rendre toujours plus vif, Tomoko ne cesse d'inventer des simulations de l'autre de ses pointes si sensibles, de ses zones érogènes ou de ses muqueuses humides, sous la forme de sucreries qui permettent d'ingérer le/la bien-aimée. «En 2009, j'ai fait le moule du doigt d'un garcon et le moule d'un téton de fille, afin qu'ils puissent, l'un et l'autre, confectionner ces bonbons en sucre fondant qu'on appelle des rakugan.» Ainsi la fille pouvait poser le doigt du garcon sur ses lèvres, et laisser fondre ce doigt comme un cœur. Le garcon pouvait embrasser le téton de sucre et le laisser se dissoudre sous sa langue…

«L’instant de la rencontre amoureuse ne dure souvent pas plus longtemps que les quelques secondes durant lesquelles un bonbon se liquéfie, dit Tomoko. Nous vivons souvent avec une personne sans réellement faire autre chose que partager un même espace, à la facon de deux corps étrangers.»

Comment être véritablement avec l'autre ? En lui, en elle, profondément ? La distance, c'est la solution. En 2011, Tomoko demande à des amoureux longue distance de recueillir leurs larmes dans des pipettes et de les lui envoyer. De chaque larme recueillie, elle fait un gâteau translucide qu'on appelle au Japon de l'ambre (kohaku). «L'ambre, c'est ce qui conserve les choses pour l'éternité, comme ces insectes préhistoriques, dit Tomoko. Moi, j'ai cristallisé les larmes pour en faire une chose qui se mange, afin que l'autre, en digérant vos larmes, puisse goûter vos sentiments les plus intimes.»

Le dernier projet de Tomoko, et qui demandera encore quelques années d’élaboration en raison de ses difficultées technologiques, sera un système de miroirs, reliés à distance. «Chacun des amoureux aura son miroir. Quand tu te regarderas dans le miroir, tu verras ton reflet. Quand ton amoureux(se) se regardera dans le miroir, il/elle verra son reflet. Mais si jamais vous regardez le miroir au même moment, vous verrez le visage de l’autre et vos regards se croiseront…». Comme une porte qui s’ouvre, le miroir laissera entrer celui ou celle que vous attendez, en silence.

Note 1/ La caresse idéale, ce sera l’objet de mon prochain article, en ligne jeudi 20 sept.
Dans le vocabulaire scientifique, ce qui apparaît dans le cadre d’un miroir est appelé un «champ de vision». Sus le plan symbolique, il n’y a probablement pas beaucoup de différence entre l’idée du point de rencontre et celle de la vision mystique. Raison pour laquelle, on a longtemps enterré les morts avec un miroir en Europe, comme pour faciliter leur rencontre avec le divin. Au Japon, c’est un miroir qui est le plus souvent placé sur l’autel des sanctuaires.