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Blog «Les 400 culs»

Femmes, la nuit vous appartient aussi

En novembre 1978, Andrea Dworkin, féministe radicale, prononce un troublant discours lors d’une manifestation intitulée Take back the night : «Reprends la nuit», qui rassemble 3000 femmes dans le quartier rouge de San Francisco. Le succès de ce discours est tel que, désormais traduit en Francais, il accompagne des manifestations similaires en France. Imaginez le tableau: en 1978, 3000 femmes marchent ensemble, dans la nuit de San Francisco, envahissent les trottoirs, s’engagent dans tous les ch
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publié le 24 septembre 2012 à 12h26
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

En novembre 1978, Andrea Dworkin, féministe radicale, prononce un troublant discours lors d'une manifestation intitulée Take back the night : «Reprends la nuit», qui rassemble 3000 femmes dans le quartier rouge de San Francisco. Le succès de ce discours est tel que, désormais traduit en Francais, il accompagne des manifestations similaires en France.

Imaginez le tableau: en 1978, 3000 femmes marchent ensemble, dans la nuit de San Francisco, envahissent les trottoirs, s’engagent dans tous les chemins de traverse, y compris les petites ruelles que jusqu’ici elles évitaient avec angoisse, comme s’il fallait qu’aucune rue de cette ville menacante ne pose plus de limite à leur désir de libération… L’union fait la force. Pour la première fois dans leur vie de femme, certaines affirment qu’elles ont cessé d’avoir peur des allées sombres et des portes cochères. Pour la première fois, elles occupent le terrain, et se sentent en sécurité, maîtresses d’une ville qui jusqu’ici était si pleine de violeurs en puissance, d’inconnus hargneux…

Le succès de cette marche est tel que d’autres femmes, dans d’autres villes, décident de l’organiser à leur tour.

rédige alors ce texte «

» afin qu’il soit donné à l’occasion des défilés nocturnes. Le programme

est clair : il s’agit de se réapproprier l’espace public et surtout cet zone de non-droit qu’est la rue la nuit. Enfin, ne plus avoir peur. Andrea Dworkin raconte: «

À New Haven, au Connecticut, 2000 femmes ont défilé ensemble. Des prostituées de rue se sont jointes à cette manifestation et des femmes âgées sont sorties sur les balcons de maisons de retraite avec des bougies allumées. En Virginie, des Noirs et des Blancs, des hommes et des femmes, des gays et des hétéros, se sont assemblés par centaines dans le premier défilé politique jamais organisé à Old Dominion, un bastion de l’oligarchie conservatrice, comme son nom l’indique. Ces personnes ont défilé sur vingt-cinq kilomètres, comme si elles ne voulaient pas oublier un seul sentier, sous la menace de perdre leur emploi et la menace de la violence policière. À Calgary, au Canada, des femmes ont été arrêtées pour avoir manifesté sans autorisation; pourtant un défilé est le moyen le plus sûr (malgré les arrestations) pour les femmes de sortir le soir – une ironie qui a échappé à la police mais pas aux femmes. A Los Angeles, en Californie, la queue d’une double file de 2000 femmes marchant sur les trottoirs a été attaquée par des hommes en voitures. Je ne sais pas combien de fois j’ai prononcé cette allocution, mais en la donnant, j’ai vu toute l’Amérique du Nord et j’ai rencontré certaines des plus braves personnes qui y vivent. “La nuit et le danger” n’a jamais été publié à ce jour (1)

».

D'Andrea Dworkin on ne peut pas dire qu'elle manque de lyrisme. Son discours est superbe, troublant, bouleversant… Il joue avec délices sur toute la gamme de nos émotions, surtout au début, surtout quand elle affirme : «Nous, les femmes, sommes particulièrement censées avoir peur de la nuit. La nuit est une promesse de préjudices pour les femmes. Marcher dans la rue la nuit pour une femme n'est pas seulement risquer d'être violentée mais également – selon les valeurs de la domination masculine – courir après ce risque. (…) Une femme convenable ne sort pas la nuit».

Pour Andrea Dworkin, les femmes sont les victimes d'une société qui les assigne au statut de «proie» (2) : «Nous avons toutes été chassées, et beaucoup d'entre nous ont été attrapées, dit-elle. Une femme qui connaît les règles de la société civilisée sait qu'elle doit se cacher de la nuit. Mais même lorsque la femme, en bonne fille, s'enferme à l'intérieur, la nuit risque de faire intrusion. Il y a dehors les prédateurs qui rampent par les fenêtres, escaladent les gouttières, crochètent les serrures, descendent des puits de lumière, font entrer la nuit avec eux».

Et puis, bien évidemment, il y a le mari ou l’amant qui la nuit peut se transformer en agresseur. Andrea Dworkin le sait bien, car après avoir épousé un homme, elle a dû subir de sa part des coups, des brûlures de cigarettes et des passages à tabac… Il s’avère que la majorité des violences subies par les femmes le sont dans la cadre conjugal et que le principal danger ne vienne pas du dehors mais bien du dedans : «

On entretient une peur dans la rue, particulièrement de nuit alors que statistiquement la rue est plus sûre que les espaces domestiques

», expliquent les organisatrices d’une

le 5 octobre prochain à Rennes. «

On entretient une peur dans la rue, particulièrement de nuit. Cette peur est fondée (de nombreuses agressions ont lieu dans la rue) mais aussi instrumentalisée, entretenue. Cela permet avant tout aux hommes de continuer à exercer un contrôle social et moral sur nos corps, notre mobilité, notre liberté

».

Pour les militantes, il est important de montrer que l’on peut circuler la nuit sans peur, surmonter cette crainte de l’agression, afin de ne plus être une bête effrayée qui se terre et qui se cache : échapper à l’image de la victime, voilà le but, disent-elle. Louable intention.

Le problème, c’est que pour échapper à l’image de la victime, il faut aussi sortir des schémas binaires qui associent l’homme au mal. Et c’est là où tout le beau et vibrant discours d’Andrea Dworkin dévoile ses fissures… «

La nuit est le moment de la romance

, dit-elle.

Les hommes, comme les vampires qu’ils adorent, partent faire leur cour. Les hommes, comme les vampires, chassent.

» Oubliant un peu vite que le premier vampire officiel de la littérature gothique est une femme, qui plus est une lesbienne (

), Andrea Dworkin dresse des mâles un portrait si simpliste qu’il en devient caricatural… et à double-tranchant. Comment sortir d’un système qu’on combat (mâle : violent actif. Femelle : victime passive) si on s’en fait la principale défenseuse ?

Pour Andrea Dworkin, il semble clair que le mot prédateur se conjugue forcément au masculin. Et qui dit masculin, dit sexe, ajoute-t-elle. Les prédateurs sont donc forcément des hommes et forcément ils imposent leurs désirs aux femmes… «

Ils apportent avec eux le sexe et la mort. Leurs victimes reculent, résistent au sexe, résistent à la mort, jusqu’à ce que, vaincues par toute cette excitation, elles écartent les jambes, dénudent leur cou et tombent en amour. Une fois la victime entièrement soumise, la nuit n’offre plus de terreur, parce que la victime est morte. Elle est très belle, très féminine et très morte. C’est l’essence même de ce qu’on appelle la romance, qui est le viol embelli par des regards lourds de sens

» (2).

Pour mieux comprendre ce discours, il faut savoir qu’aux Etats-unis, Andrea Dworkin fait partie des principales opposantes à la pornographie. Dans un livre intitulé

Intercourse

(3), elle assimile la pénétration à une forme de prédation. Lorsque l’homme «possède» la femme, même de façon non-coercitive, il se rend maître d’un corps, il l’occupe, l’envahit, le conquiert et l’assujettit, dit-elle. L’homme attend de la femme qu’elle en tire du plaisir (autrement cette femme-là n’est pas une «vraie» femme), mais la manière dont il fait l’amour, sur le plan symbolique, est comparable à un viol: la pénétration est toujours décrite avec des mots qui correspondent à une prise de pouvoir. Il s’agit de soumettre la femme, affirme Andrea Dworkin: «

La pénétration est l’expression pure, stérile et conventionnelle du mépris de l’homme pour la femme

».

L’érotisme, aux yeux d’Andrea Dworkin, ne fonctionne donc qu’à sens unique: c’est toujours la mise en scène d’une violence infligée par l’homme à la femme. Il y a des exceptions, bien sûr, mais comme on dit «l’exception fait la règle». La règle, pour Andrea Dworkin, c’est que les fantasmes courants sont de nature profondément sado-masochistes et qu’ils nous encouragent à érotiser la domination, l’humiliation et l’exploitation des femmes par les hommes. En clair: la sexualité est une arme au service des mâles pour maintenir les femelles au rang d’êtres inférieurs.

Que faut-il penser d’une position aussi radicale? «

C’est un certaine vision du monde, qui conçoit surtout l’histoire sous l’angle des dominations, répressions, humiliations, etc.

, répond Youri Volokhine, historien des religions à l’Université de Genève.

Il existe d’autres réalités, mais ce texte très court les évite par la généralisation, et les petites inexactitudes, qui, mises bout à bout, le dépouille de la crédibilité socio-historique au profit d’une forte résonance émotive

».

En d’autres termes : sous couvert de nous libérer, Andrea Dworkin nous assigne, tous comme ceux qu’elle combat, au statut de victime éternelle. Nous qui voulons marcher la nuit, seules, fièrement vêtues de nos courtes jupes et de nos fines culottes, nous qui aimerions ne plus avoir à justifier nos tenues «trop» sexy et nos désirs «trop» voyants, nous aimerions qu’on parle plus souvent de nous comme vampires et comme sorcières… Que l’homme ne soit plus le seul et unique prédateur dans la nuit.

«

Andrea Dworkin semble penser que les démons copulateurs sont nocturnes et masculins

, explique Youri Volokhine.

Pas du tout. Ils sont aussi, souvent, féminins, et diurnes. On pourrait bien sûr aller voir du côté des récits de sabbats diaboliques, ou du côté des «démons de midi» ( voir Roger Caillois); mais certainement, rien qu’en prenant en compte la littérature, on constate que le motif du vampire n’est pas exclusivement masculin (Carmilla, de Le Fanu, le Moine, de Lewis, par exemple)

».

Sourire de louve, crocs séducteurs… La femme aussi a envie de pénétrer des corps. Ce n’est pas

. C’est un désir très partagé. Et c’est la nuit, lorsque les activités diurnes peuvent enfin laisser la place au repos et aux retrouvailles, que tous les corps entament le combat. Qui pénètrera l’autre ce soir, mon chéri ? Qui fera crier Grâce ?

Il peut sembler cruel que nos fantasmes soient basés sur des relations de pouvoir, mais la sexualité est violente, par nécessité. Elle est, avec l'art et les rêves, le seul moyen dont nous disposions pour affronter le mal et pour en triompher. Elle est une forme d'exorcisme, un petit théâtre de la cruauté au cours duquel nous donnons forme à nos démons, nos angoisses et nos faiblesses afin de mieux en triompher. L'autre, —qu'il s'agisse d'un homme, d'une femme ou d'un fantasme, peu importe—, n'est que l'instrument de cette mise en scène cathartique. Ce qui n'exclut pas l'amour, au contraire. Plus un instrument est puissant, plus nous l'aimons. Oui, la violence va avec la romance, comme le fait très justement remarquer Andrea Dworkin, mais la nuit, nous aussi, les femmes, nous nous transformons en choses éminemment dangereuses. Ce serait bien de le dire. La violence n'est pas l'exclusivité des hommes, pas plus que le désir sexuel, ni la faim, ni la soif. Pas plus que ce déchirement brûlant dans la poitrine quand nous crions : «Tue-moi». Tue-moi. Tue en moi tout ce qui doit mourir, afin que je puisse renaître dans un monde sans peurs et sans haine.


1/ Andrea Dworkin, avant-propos de la version anglaise publiée dans son recueil Letters from A War Zone.
2/ De nos jours encore, certains magazines féminins encouragent les lectrices à «aimer le sexe (sans passer pour une fille facile)». Sous-entendu : il faut laisser à l'homme l'illusion qu'il doit vous conquérir, vous ravir, vous subjuguer. Jouez le jeu, mesdames : restez passives, en tout cas ne prenez pas l'initiative et ne parlez pas de vos fantasmes… On voit où ce genre de bons conseils peut mener : lorsqu'une femme aborde la première la question du sexe, et pour peu qu'elle avoue aimer les scénarios SM, elle passe pour une trainée qui mérite le viol. Ou pour un «mec». Agaçant.
3/Traduction : Martin Dufresne. Le texte est en ligne sur le site Sisyphe.
4/ Intercourse : «Relation sexuelle».