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Blog «Les 400 culs»

Pourquoi le sexe est-il si violent ?

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Lorsque nous faisons l’amour, le bruit des corps qui s’entrechoquent devient celui d’une lutte et les visages crispés, les halètements, les sons rauques, évoquent tellement l’idée d’une souffrance que, pour symboliser l’union sexuelle, beaucoup de peintres l’ont déguisée en combat, empruntant parfois à la Bible ou à la mythologie antique des récits de duel célèbres, pour en faire des scènes à l’érotisme transcendental. Parmi les métaphores les plus courantes du sexe, celle du combat revient si
publié le 31 octobre 2012 à 17h03
(mis à jour le 1er juillet 2019 à 15h50)

Lorsque nous faisons l’amour, le bruit des corps qui s’entrechoquent devient celui d’une lutte et les visages crispés, les halètements, les sons rauques, évoquent tellement l’idée d’une souffrance que, pour symboliser l’union sexuelle, beaucoup de peintres l’ont déguisée en combat, empruntant parfois à la Bible ou à la mythologie antique des récits de duel célèbres, pour en faire des scènes à l’érotisme transcendental.

Parmi les métaphores les plus courantes du sexe, celle du combat revient si souvent qu'on ne peut plus dire «conquête» sans penser au mot «amour». Le pénis est appelé calibre, assommoir, trique, canon, baïonnette, braquemard (épée), glaive, gourdin, pal, pieu, tête chercheuse ou torpille, et —comme les seins transformés en obus, voire en ogives nucléaires—, il est si souvent classé parmi les «armes de séduction» qu'on finit par ne plus savoir si les corps s'affrontent ou s'enlacent… Comme contaminées par ce glissement de sens, les images représentant des lutteurs sont souvent évocatrices de corps à corps plus sensuels… Le combat de Jacob avec l'ange, par exemple, fait partie des scènes de la Bible parmi les plus énigmatiques de l'iconographie religieuse. Dès la fin du Moyen-Age, l'ange qui lutte avec Jacob est représenté comme un être rempli d'amour, au regard d'une douceur chavirante, qui prend Jacob dans ses bras et le serre, très fort, contre lui… Comment comprendre cette lutte étrange sinon comme une invitation ?

L'histoire de cette lutte ambiguë se trouve au chapitre 32 de la Genèse (versets 23 à 32) : «Cette nuit-là», Jacob fait passer sa famille et ses troupeaux par un gué, puis «il reste seul. Or, quelqu'un lutte avec lui jusqu'au lever de l'aurore.» De ce «quelqu'un» («un homme» selon la traduction de Chouraqui), rien ne dit clairement qu'il s'agit d'un ange. Le texte indique seulement que Jacob lui tient tête, jusqu'à ce que l'aube monte au ciel. Alors, l'inconnu «voyant qu'il ne peut pas vaincre Jacob, le frappe au creux de la hanche, et la hanche de Jacob se démet pendant ce combat.» Après quoi, l'inconnu dit : «Lâche-moi car l'aurore s'est levée.» Puis il donne à Jacob le nom d'Israël (ce qui signifie : Fort contre Dieu), en lui disant : «Je te nomme Israël parce que tu as lutté contre Dieu comme on lutte contre des hommes, et tu as vaincu.» Jacob lui fait cette demande : «Révèle-moi ton nom, je t'en prie.» Mais l'autre refuse de répondre. En souvenir de cette rencontre, Jacob appelle le lieu de la lutte Pénouël (ce qui signifie : Face de Dieu), affirmant : «J'ai vu Dieu face à face, et j'ai eu la vie sauve.» La Genèse conclut ensuite : «Au lever du soleil, Jacob traversa le torrent à Pénouël. Il resta boiteux de la hanche».

Triomphant, quoique boiteux, Jacob traverse le torrent qui symbolise sa victoire sur lui-même. Le voici, comme un nouvel homme, rebaptisé d’un nom qui signifie son changement d’état. Il a passé une étape. Il a affronté quelque chose ou quelqu’un d’innommable, surgi de la nuit de ses propres angoisses. Et à l’issue de ce conflit, Jacob se retrouve avec une hanche démise, blessé à cet endroit très intime du corps que l’Ancien testament nomme «la paume de la cuisse»…

Pour la plupart des commentateurs, ce récit reste si mystérieux qu’il semble difficile d’en épuiser le sens, mais la plupart s’accordent à dire que cet ange nocturne est certainement Jacob lui-même, confronté à ses peurs, ses limites et son ignorance… Comme un reflet dans le miroir, l’ange n’est jamais qu’une part de nous-même. Jung l’assimile à l’inconscient, qui se manifeste la nuit, à la faveur de rêves agités, et qui, au petit matin, lorsque notre conscience reprend le contrôle, laisse sur notre corps la trace tangible de son existence. Le boîtement de Jacob est-il une maladie psycho-somatique ? Ou la métaphore d’un désir refoulé dont Jacob prend conscience au «réveil» ?

Pour Annick de Souzenelle, auteure du Symbolisme du corps humain, l'articulation de la hanche n'est certes pas un endroit innocent, car à cet endroit-charnière, deux os entrent en conjonction : la tête du fémur et le cotyle. «En hébreu, le mot «os» est le mot qui est employé pour parler de la partie la plus profonde de soi, explique-t-elle. Si je veux dire moi-même dans le sens de ma plus grande profondeur, je vais dire mon «os»» (1). Or la hanche n'est pas un os, mais bien deux : elle est l'endroit de la rencontre entre l'os protubérant du fémur et l'os en creux du bassin qui s'encastrent et pivotent, répétant, à chacun de nos pas, la danse érotique des sexes, le frottement lubrifié d'une tige dans une coche, d'un piston dans un cylindre et d'une forme convexe dans un forme concave. A ce point de jonction entre la tête du fémur et le bassin, correspond symboliquement l'idée de l'être qui se redresse, comme s'il fallait que deux choses s'emboîtent. On ne peut pas regarder le ciel si l'on ne prend pas appui sur les membres dits «inférieurs», rappelle Annick de Souzenelle…

Par ailleurs, la hanche est une structure complexe liée à la station debout et indispensable à la marche, donc à l'évolution. Comment avancer dans la vie avec ce handicap ? Lorsque Jacob sort de cette nuit de lutte, il a eu «la révélation intime, —mais insupportable à la conscience rationnelle—, que l'homme vit en situation d'exil, qu'il ne marche que sur un côté de lui-même.» Voilà pourquoi les textes disent qu'il boite… Parce qu'il a pris conscience que nous sommes tous des êtres claudicants, en manque de cette part essentielle de nous-même qui nous permettrait d'atteindre l'équilibre spirituel… La boiterie de Jacob est donc «intérieure». C'est celle dont nous souffrons tous et toutes sans le savoir, explique Annick de Souzenelle, parce que nous avons oublié cette vérité simple : nous resterons des êtres fondamentalement incomplets tant que nous n'aurons pas fait la démarche d'être «entiers», à la fois mâle et femelle, dieu et démon, ordre et chaos…

Lors d'une conférence donnée à Lausanne le 13 novembre 2007, Annick de Souzenelle rappelle que le mot ange pourrait se traduire «information». «Nous avons toute l'information de notre devenir au cœur de nous. Chaque cellule de notre corps est riche de cette information. C'est pourquoi, lorsque nous n'obéissons pas à cette information, qui est là déposée dans les grandes profondeurs de notre être, il est bien certain que cela créé des courts-circuits. Cela donne la maladie, toute la violence que nous voyons déferler partout. Parce que cette information n'est pas respectée, pas entendue, pas réalisée. C'est de cela dont nous mourons à l'heure actuelle. C'est pourquoi il faut que nous revenions d'une façon urgente à la compréhension des textes, des messages bibliques, des Evangiles. A ce qu'ils nous disent et à l'invitation pressante qu'ils nous font de revenir à la nécessité de faire croître la semence divine à l'intérieur de nous» (2).

De cette invitation pressante, beaucoup de peintres se sont fait les messagers. Rembrandt, par exemple, montre un ange qui enlace Jacob comme s'il allait l'embrasser. Une main sur la nuque, l'autre posée sur la hanche de Jacob, il soutient Jacob qui semble sur le point de glisser au sol… vulnérable et offert.

Qui des deux vainc l'autre ? Cette question-là n'a pas de sens. Lorsqu'ils s'étreignent éperdument, les amants ont peut-être l'air de lutter, mais plus contre eux-mêmes finalement que contre l'autre. Voilà peut-être pourquoi, lorsque nous faisons l'amour avec intensité, la violence qui se dégage de nos étreintes prend des allures de combat spirituel. Parce qu'à travers lui/elle, son esprit et son corps, c'est nous-même que nous essayons d'atteindre: l'acte sexuel vise probablement moins l'obtention du plaisir que la réconciliation d'une part de nous avec cette autre part, plus obscure, contre laquelle nous ne cessons de nous battre… Dans Eros (cahiers II), Paul Valery écrit : «Ce n'est pas le plaisir, c'est le mouvement qu'il imprime, c'est le changement qu'il demande, harcèle, et devant lequel il retombe, brisé, rompu, couronné d'une jouissance, liquéfié, achevé, béat, mais la volupté cache sa défaite» (3).

. Note 1/ Conférence donnée à Lausanne le 13 novembre 2007 dans le cadre du cycle organisé par le Centre catholique d'études de Lausanne, en collaboration avec trilogies.

Note 3/ Hélas, hélas, Annick de Souzenelle part du principe que notre identité sexuelle fait partie de ces informations d'origine génétique qu'elle assimile à des «semences divines». Raison pour laquelle il lui semble impensable que l'on enseigne à l'école en France que les garçons et les filles peuvent avoir des orientations sexuelles diverses. Etrangement, Annick de Souzenelle est la première à défendre l'idée que nous avons chacun une part de féminité et une part de masculinité en nous… et qu'il nous faut nous réapproprier ces parts d'identité pour pouvoir s'élever sur le plan spirituel. En contradiction avec ses propres idées, elle condamne pourtant la théorie de genre. Pourquoi ? C'est toujours un peu triste quand on découvre que les personnes dont on admire les livres dévoilent les limites de leur pensée.

Note 3/ Cité par le photographe Nicolas Guérin dans son livre L'Eloge de l'ombre, pour illustrer cette métaphore d'une sexualité antagonistique, que l'on mène en vue de se dépasser… Un processus de mutation, capable de nous faire changer de genre, de nature et d'identité. Ce qui ne va pas sans grand bouleversement.

Illustration : sculpture de René Iché (coll Beaubourg et Musée Fabre).