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Blog «Les 400 culs»

Le côté obscur de Joel-Peter Witkin

Joel-Peter Witkin affirme qu’il ne prendra plus de photos de cadavres. Ses nouvelles œuvres, exposées simultanément à Paris Photo et dans la galerie De La Beraudière à Genève, traitent sur un mode mi féérique, mi-ironique de la société actuelle: une société de freaks  ? Joel-Peter Witkin est connu pour son talent à montrer les pulsions ou la mort sous un jour esthétique et moral. Il se dit catholique fervent, ce qui n’est pas sans contradiction avec la nature de son travail. On aimerait compr
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publié le 14 novembre 2012 à 15h57
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Joel-Peter Witkin affirme qu'il ne prendra plus de photos de cadavres. Ses nouvelles œuvres, exposées simultanément à Paris Photo et dans la galerie De La Beraudière à Genève, traitent sur un mode mi féérique, mi-ironique de la société actuelle: une société de freaks  ?

Joel-Peter Witkin est connu pour son talent à montrer les pulsions ou la mort sous un jour esthétique et moral. Il se dit catholique fervent, ce qui n’est pas sans contradiction avec la nature de son travail. On aimerait comprendre pourquoi un

, anti-prostitution et qui dénonce longuement le «consumérisme sans âme» de notre époque, photographie des nus et du sexe hors-norme…

On aimerait comprendre, mais cet homme chaleureux et jovial, aux yeux cerclés d'immenses lunettes fantaisie, déjoue les questions qu'on lui pose en répondant exactement ce qu'il veut aux journalistes et aux riches clients potentiels avec une verve bien rôdée… Joel-Peter Witkin en a probablement assez d'avoir à se justifier aux yeux du monde. Il a donc mis au point un discours  habile, mêlé de souvenirs fabriqués de toutes pièces, de blagues  potaches et d'envolées lyriques qui lui servent de cuirasse face aux réactions de rejet que ses images suscitent.

Pour essayer de mieux comprendre son œuvre, si troublante, on en est donc réduit à enregistrer son flot de paroles, en espérant obtenir une réponse sincère… Sans pour autant être dupe de cette illusion. Les humains ne font jamais que fabriquer leur vie. Celle de Joel-Peter Witkin relève déjà de la légende. Né à Brooklyn, en 1939, d'un père juif ukrainien, vitrier, et d'une mère italienne qui va tous les dimanche à la messe, Joel-Peter Witkin affirme que sa fascination pour les monstres date de sa première expérience, in-utero, de cohabitation à trois: sa mère est enceinte de triplés. Une fille, deux frères jumeaux. Les frères jumeaux expulsent leur petite sœur fœtus avant-terme afin de survivre.

Plus tard, alors qu'il a 6 ans, Joel-Peter Witkin raconte qu'il assiste à un accident de voiture terrifiant. C'est un dimanche matin, direction la messe. Cinq voitures s'emboutissent sous ses yeux. Il voit une tête de petite fille qui passe en roulant. Sa mère ni son frère ne voient rien. Witkin se demande s'il ne s'agissait pas de la tête de sa sœur, sa «muse», son fantôme… Vient ensuite sa première expérience sexuelle. Il est adolescent. Il traine souvent du côté des sex-shops et des baraques de monstre à Coney Island, où l'on peut voir une fille de 400 kilos et un Italien à trois jambes… Il est dépucelé par Albert-Alberta, un hermaphrodite de parc d'attraction. «J'ai survécu», dit-il. Il survit également à la guerre du Vietnam: photographe envoyé sur le front, il fait ses premiers portraits de cadavre… qu'il prend sous toutes leurs coutures, avec un soin délicat. Il s'agit de «garder la trace de ces êtres parce qu'ils ont accompli un voyage, dit-il, et que moi-même, en tant que vivant, je chemine avec les morts.» Ses réponses sont souvent très claires et simples. Mais pas toujours (2).

Agnès Giard: Pourquoi composez-vous des natures mortes avec des morceaux de cadavres  humains posés dans des corbeilles de fruits  ?
Joel-Peter Witkin: Parce que si je les photographiais sans mise en scène, ces morts ne seraient que des morceaux de viande. Je leur redonne une âme, c'est-à-dire un visage. Nous perdons tous notre visage quand nous mourons. Moi je redonne un visage aux morts, et parallèlement, je pose un masque sur le visage des vivants parce que dans notre société qui est un carnaval, les gens mentent. Alors je gomme leur visage, je leur rajoute des yeux supplémentaires ou je dessine en trompe-l'oeil un faux regard sur leur masque, afin de court-circuiter la fascination que les yeux exercent dans une photo-portrait. Je veux donner la parole aux corps… Les corps ne mentent pas. Les corps portent inscrits dans leur chair l'histoire d'une vie et ses souffrances.

Pourquoi choisissez-vous vos modèles de préférence dans la catégorie des handicapés, des personnes au corps modifié ou des masochistes  ?
Parce que tous les bons artistes traitent de cette question essentielle: la douleur. Quelle place accorde-t-on aujourd'hui à la mort et à la souffrance dans nos sociétés d'information et de virtuel? Tout doit se vivre sur le mode de l'instantané. Les gens veulent tout, tout de suite, sans prendre le temps de réfléchir devant des images immobiles… Je fais comme ont fait avant moi Giotto, Rembrandt ou Balthus: je montre la souffrance et le mal, avec le sens du beau.

Dans quel but  ?
Je photographie les choses que je ne comprends pas, dans le but de parvenir à les comprendre. Nous essayons tous d'affronter ce qui nous fait peur ou horreur et c'est justement de cette confrontation que nous pouvons (ou pas) sortir grandi, parce qu'il n'est pas possible d'évoluer dans un univers privé d'enjeu. Si vous voulez gâcher un être humain, faites-le grandir dans un environnement sur-protégé, exaucez ses moindres désirs… Ce n'est pas ça la vraie vie. La vraie vie c'est un combat permanent et moi je veux montrer ce combat qui nous anime tous: le combat contre l'angoisse de la mort et de la flétrissure, l'angoisse de ne pas savoir qui on est, de ne pas se sentir complet… Alors je me coltine avec ces choses que les autres préfèrent éviter de voir en face. Je les montre. Mais je les montre de façon belle. Mes cadavres ont une âme. Mes modèles sont toujours beaux.

Pourquoi montrez-vous si souvent des modèles semblables à des poulets plumés, des anges déchus, des femmes enchaînées, des ailes arrachées  ?
Une de mes photos les plus célèbres est effectivement celle d'une fétichiste à la taille très fine, prise dans un corset d'acier de 45 cm, portant dans le dos deux longues cicatrices comme si ses ailes lui avaient été arrachées. Je lui ai fait porter une sorte de cagoule de latex blanc, imitant la peau, afin de donner l'impression qu'elle avait le crâne rasé mais afin qu'elle ne se sente pas pitoyable et laide, j'ai collé des petites plumes de duvet sur sa tête… Cela lui donne un aspect très émouvant. A travers elle, j'ai voulu représenter toutes ces femmes que notre société patriarcale opprime depuis des siècles. Elles ne possèdent plus leur corps. Si vous voulez savoir, d'ailleurs, cette modèle que j'ai photographiée devait porter un corset en permanence pour pouvoir garder la taille fine, et c'est son mari qui lui avait fabriqué la ceinture d'acier…  Il y a des prostituées qui se disent libres, parce qu'elles font ce qu'elles veulent de leur corps, mais moi je ne vois que de l'esclavage dans la prostitution.

Et que voyez-vous dans les adeptes de pratiques sexuelles extrêmes? Les victimes d'une société qui pousse les gens à satisfaire tous leurs désirs? Des êtres perdus?
Mon père nous a quittés, mon frère, ma mère et moi quant j'étais petit. J'ai grandi sans jamais voir ma mère amoureuse.  Ça explique peut-être pourquoi… Je considère la vie comme un chemin semé d'embûches. Rares sont ceux et celles qui trouvent une véritable libération. En grandissant, j'ai eu des expériences de bisexualité, de sexe à plusieurs, mais ça m'a obscurci… Tous les êtres humains sont ambivalents et veulent explorer leurs désirs. Moi aussi, j'ai voulu voir. Jusqu'à m'y perdre un peu. La sexualité n'est pas forcément un chemin qui vous illumine. A Coney Island, avec Albert-Alberta, c'était plutôt la confusion. Vous savez, j'étais un mauvais garçon… Mais finalement, j'ai réussi à m'en sortir et l'expérience sexuelle la plus belle de ma vie ça a été la fois où j'ai fait un enfant à ma femme. Nous étions si proches l'un de l'autre, unis par un amour si fusionnel qu'au moment même où nous avons joui, nous avons su, en même temps, que nous venions de concevoir un enfant… Et pendant plusieurs jours après ça, nous étions comme un peu gagas, à nous regarder, bouleversés par cette expérience.

Un de vos tableaux les plus révélateurs, à mon sens, montre une femme obèse qui donne le sein à une anguille et qui porte sur le visage un cône pointu. Au Moyen-Age, les gens portaient ce genre de masque en forme de long bec d'oiseau afin d'éviter la peste… Pour vous, la sexualité extrême, c'est une forme moderne de la peste?
Chaque époque a ses grands maux. Actuellement, la sexualité est une forme de communication basée sur l'intérêt extrême que les gens se portent à eux-mêmes. Nous sommes tous un peu handicapés et nous essayons de nous trouver… J'ai croisé ces gens qui se cherchaient et mes photos sont les traces de ce voyage, de ce cheminement à travers l'humanité… L'humanité, sous toutes ses formes.

Exposition en Suisse : «Joel-Peter Witkin. Retrospective» (9 novembre 2012 - 25 janvier 2013)
Galerie Jacques de la Béraudière : 2, rue Etienne-Dumont, 1204 Genève (Tél. +41 22 310 7475)
Exposition à Paris, dans le cadre de PARIS PHOTO (du 15 au 18 novembre sur le Stand A02).
Galerie Baudoin Lebon.

Note 1/ la France reste un de ses pays d'accueil les plus ouverts, la Suisse vient à peine de lui ouvrir ses portes
Note 2/ Pas plus claires finalement que ces textes-poèmes dont il agrémente maintenant certaines de ses photos, et qui racontent, avec distance, que la beauté d'une femme est celle d'un papillon (sous-entendu  : épinglé dans la boîte à formol) ou qu'après avoir vendu leurs charmes il y en a qui, sentant leurs tétons se transformer en pierre, finissent par «télécharger leur esprit au magasin de ressources cognitives le plus proche»…