
Historiquement, la bataille budgétaire mobilisait l’ensemble
des moyens de la Commission : c’est elle qui est à la manœuvre,
puisqu’elle propose, et qui a les moyens d’orienter l’Union européenne pour peu
qu’elle arrive à convaincre les États, mais aussi les opinions publiques qui
pèsent sur les États, du bien-fondé de son action. Ce n’est pas évident pour
une institution dont la légitimité est fragile et c’est pour cela qu’il faut
être extrêmement politique. Car, la politique, ce n’est pas seulement agir,
c’est convaincre du bien fondé de son action, faut-il le rappeler ?
Jacques Delors, président de la Commission entre 1985 et
1995, excellait dans cet exercice. Inventeur, en 1987, des « perspectives
financières » ou loi de programmation budgétaire qui était destinée à en
finir avec les drames financiers annuels, il n’a jamais négligé aucun des
champs de l’action politique. Un travail de galérien, vraiment, mais qui fût
payant. Si je n’ai pas suivi les négociations du « paquet Delors I »
(1988-1992), j’ai suivi, en 1992, celle du « paquet Delors II »
(1993-1999). Je me rappelle encore du long travail d’explication et de
conviction préalable de la Commission auprès des médias, intermédiaires obligés
avec l’opinion publique européenne. Delors lui-même, mais aussi Pascal Lamy,
son chef de cabinet, les commissaires, les directeurs généraux de la
Commission, tout le monde s’y collait, en off, en on, en conférence de presse,
pour expliquer de quoi il retournait, chiffres à l’appui. Une machine à
convaincre d’une incroyable efficacité qui a continué à fonctionner sous Jacques
Santer et Romano Prodi.
Sous Barroso, elle s’est enrayée. L’homme n’a jamais été un
bon communicant et est mal à l’aise avec la presse. On aurait néanmoins pu
penser que le cadre financier 2014-2020 qui va être son testament politique
allait le réveiller. Il n’en a rien été. Bien au contraire, il a été pire que
jamais. Une conférence de presse tardive et vite expédiée, le 29 juin 2011,
pour présenter l’épais document de la commission, sans aucun travail de
déminage et de préparation préalable. Comment, dès lors, poser la moindre
question alors qu’on découvre le projet au moment où il est dévoilé ? À
chacun de se débrouiller pour comprendre de quoi il retourne. Décourageant vu l’extrême
complexité de la matière. Seul un porte-parole a pris sur lui de décrypter pour
les médias les grandes lignes du cadre financier. Résultat dans la presse,
alors surtout préoccupée par la crise de la zone euro : des papiers
extrêmement prudents, peu enthousiastes.
Et depuis ? Rien, absolument rien. Un an sans
communication vers l’extérieur. Un président absent, qui tente surtout de
contrer l’influence de Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen,
auprès des États et du Parlement européen, des commissaires tétanisés osant à
peine parler aux médias, des directeurs généraux planqués dans leur bureau au
lieu d’expliquer les enjeux des négociations. Résultat : champ libre pour
les États qui peuvent dire tout le mal qu’ils pensent des propositions de la
Commission (et qui ne s’en privent pas, tout le monde est disponible) et pour Herman Van Rompuy, chargé en lieu et place de la Commission,
de trouver un compromis à partir des chiffres de l’exécutif européen. Celui-ci,
dès qu’il a pris la négociation en main, ne s’est pas privé de communiquer. Face
à lui, il n’a trouvé personne.
Car la Commission a tout simplement disparu du débat au lieu
d’en être le centre. Ce n’est pas en boudant ou en parcourant les coulisses de
Bruxelles qu’on influence, que l’on rentre dans le jeu. Qui peut citer la
dernière interview de Barroso dans un média ? C’est simple, personne, car
il ne parle plus aux médias. Et ce n’est pas le discours prononcé mercredi
devant le Parlement européen qui va permettre de sauver les meubles alors que
presque personne n’a fait le déplacement de Strasbourg pour cause d’Eurogroupe
et de Sommet européen à préparer. Tout à son petit jeu institutionnel, Barroso
a oublié qu’il devait aussi, si ce n’est d’abord, convaincre les citoyens
européens, qu’il devait faire de la politique et non du lobbying ou du
secrétariat. Là, il va perdre sur les deux tableaux : face aux États qui
méprisent chaque jour davantage son institution, face à l’opinion publique qui
l’ignore chaque jour davantage. Chapeau l’artiste !