
Les États renouent avec leurs vieux démons : puisque les marchés financiers se sont calmés, tenus en respect par la Banque centrale européenne (BCE), pourquoi se lancer dès maintenant dans une fédéralisation de la zone euro qui, politiquement, pourrait être coûteuse sur le plan intérieur ? C’est exactement l’analyse sur laquelle se sont retrouvés Berlin et Paris : ils ont donc décidé d’enterrer la « feuille de route » « assortie d’échéances précises » menant à « une véritable union économique et monétaire » qu’ils avaient pourtant commandée à Herman Van Rompuy, le président du Conseil européen, pour l’adopter lors du Sommet qui se réunit aujourd’hui et demain à Bruxelles. Mais c’était en juin, au plus fort de la crise de la zone euro. Dans le projet de conclusions, que Libération s’est procuré, le débat sur le futur de l’Union est purement et simplement renvoyé au lendemain des élections européennes de juin 2014. Et « le détricotage n’est pas terminé », craint-on à Bruxelles où personne ne s’attendait à un tel enterrement de première classe. Le président de la Commission, José Manuel Durao Barroso, a lancé hier un cri d’alarme devant le Parlement européen : « ne perdons pas le sens de l’urgence. La situation s’est améliorée, mais reste fragile. Le laxisme n’est pas une option ! » Décryptage d’un sommet qui devait être historique.
- Pourquoi le saut fédéral est-il nécessaire ?
La crise de la zone euro a montré qu’une monnaie unique ne
pouvait fonctionner avec des politiques budgétaires souveraines et une absence
totale de solidarité. En clair, sans un « État européen » capable de
contraindre les entités fédérées à respecter la discipline commune et de les
aider financièrement en cas de difficultés économiques passagères. Poussée par
les marchés, la zone euro a paré au plus pressé depuis trois ans :
création du fonds européen de stabilité financière (FESF) désormais remplacé
par le Mécanisme européen de stabilité (MES) capable de lever 700 milliards sur
les marchés, renforcement de la discipline commune (réforme du Pacte de
stabilité, possibilité de placer un pays sous tutelle), réglementation des
marchés financiers et renforcement des fonds propres des banques, intervention
de la Banque centrale européenne (BCE) sur le marché de la dette, etc. Autant
d’innovations jugées politiquement impossibles avant la crise. En juin, les États
ont admis qu’il fallait aller encore plus loin si on voulait définitivement
rassurer les marchés sur la pérennité de l’euro, c’est-à-dire intégrer
politiquement et financièrement la zone euro.
Le premier pas vers cette
fédéralisation a été le lancement des négociations sur l’union bancaire qui
devraient déboucher ces jours-ci : il s’agit de confier à la BCE la
surveillance des 6000 banques européennes, ce qui permettra de créer une
autorité européenne de résolution des crises s’appuyant sur un fonds permettant
de recapitaliser les banques ainsi qu’une garantie européenne des dépôts
bancaires. Ainsi, le cercle vicieux entre la dette bancaire et la dette
publique sera rompu. Dans l’élan, les Vingt-sept ont demandé à Herman Van
Rompuy, à José Manuel Durao Barroso, à Mario Draghi, le président de la BCE et
à Jean-Claude Juncker, le président de l’Eurogroupe (ministres des Finances de
la zone euro) de préparer une « feuille de route » précisant, avec
des dates, les pas nécessaires à franchir afin d’intégrer politiquement la zone
euro et éviter la répétition d’une crise qui a entrainé une grave récession.
- Les propositions sur la table.
La Commission, dont c’est le rôle, a voulu apporter sa propre
contribution. Les Vingt-sept ont donc deux textes sur la table : une
communication de 55 pages de l’exécutif européen daté du 28 novembre proposant
un « projet détaillé pour une union économique véritable et
approfondie », sans doute le papier le plus ambitieux jamais adopté sous
le règne de Barroso. Et un document de 18 pages, daté du 5 décembre, rédigé
sous l’autorité du président du Conseil européen et intitulé « vers
une véritable union économique et monétaire ». Les deux textes se
complètent, le second n’abordant que très prudemment les questions qui fâchent,
comme la mutualisation d’une partie des dettes nationales européennes, afin de
ne fermer aucune porte.
L’idée centrale de ces documents est de créer d’ici à 2018 un budget
de la zone euro qui permettrait de faire face à des chocs
asymétriques (c’est-à-dire touchant certains États membres et pas
d’autres) ou à des chocs communs à la zone euro.
Il pourrait même servir à mettre en place des politiques contracycliques à
court terme, notamment en prévoyant la prise en charge d’une partie de
l’assurance-chômage. La Commission va plus loin en proposant qu’il puisse être
alimenté par des emprunts européens et de créer des « eurobills »,
c’est-à-dire des emprunts à un ou deux ans permettant de dépanner un État en
difficulté. Afin d’en terminer avec la vieille dette, elle veut aussi mettre en
place un fonds d’amortissement de la dette qui dépasse les 60 % du PIB, ce qui
permettrait, en la mutualisant, de diminuer ses coûts de remboursement. Les
deux papiers veulent enfin démocratiser fortement les institutions afin que le
Parlement européen puisse contrôler la Commission et l’Eurogroupe qui verront
leurs pouvoirs sur les budgets nationaux renforcés.
- Pourquoi ça coince ?

- Comment éviter que le débat soit enterré ?
Tant à la Commission qu’au Conseil européen, on en vient
presque à espérer une attaque des marchés pour faire prendre conscience aux
gouvernements que, contrairement à ce que dit François Hollande, la crise n’est
pas terminée. En plaisantant, on compte sur la capacité de nuisance de Silvio
Berlusconi, signe d’un certain désespoir devant l’autisme des dirigeants
européens qui préfèrent attendre d’être au bord du gouffre pour agir. Barroso a
annoncé hier devant le Parlement européen qu’il ferait tout pour que le débat
fédéral soit au centre des élections européennes de 2014 : il refuse une
fédéralisation rampante qui serait tout sauf démocratique.
Dessin: Nicolas Vadot
N.B.: version longue de l’article paru aujourd’hui dans Libération.