
La feuille de route pour une «Union économique et monétaire véritable et approfondie», proposée il y a quinze jours, par la Commission, vise-t-elle à créer une fédération de la zone euro ?
C’est un projet sur l’union économique et monétaire, et non pas sur une fédération européenne. Ce blueprint, comme
on dit dans notre jargon, évoque tout ce qui est lié à notre monnaie,
et uniquement cela. Il ne porte pas, par exemple, sur la défense ou la
justice. La crise de la zone euro a montré qu’on ne pouvait avoir une
politique monétaire fédérale, dix-sept politiques économiques et
budgétaires souveraines et aucune solidarité financière entre les Etats
membres. Notre feuille de route propose donc, dans un premier temps, de
faire tout ce qui peut être fait sans se lancer dans une réforme des
traités européens. Ainsi, on peut déjà, non seulement renforcer un peu
la gestion commune de nos budgets nationaux, mais créer une «capacité
budgétaire» propre à la zone euro pour pouvoir aider les pays en
difficultés à mener à bien des réformes structurelles - qui peuvent
avoir, dans un premier temps, un effet récessif. Mais, pour aller plus
loin, il faudra réformer les traités. Nous indiquons ce qu’il est
souhaitable de faire, comme la création d’un vrai budget de la zone
euro, d’un fonds d’amortissement de la vieille dette ou l’émission
d’euro-obligations. Le chemin est tracé : il faut aller bien plus loin
que ce qui a été fait jusqu’à présent.
Vers une fédération ?
Pierre Werner, l’ancien Premier ministre luxembourgeois qui fut
chargé, en 1970, d’élaborer le premier projet d’une Union économique et
monétaire, prévoyait déjà, à côté d’une banque centrale indépendante, un
gouvernement économique européen, doté d’un ministre des Finances
contrôlé par le Parlement européen. Il savait qu’une monnaie sans Etat
ne pouvait fonctionner, ce que vient de démontrer la crise. C’est pour
cela qu’il faut aller plus loin et créer un Etat fédéral européen avec
l’accord des citoyens européens. Il faudra bien préparer ce saut.
Jusqu’ici, les dirigeants européens élaboraient des traités à huis clos,
puis ils annonçaient leur décision aux peuples - priés d’être d’accord.
Il faut inverser la démarche, c’est-à-dire commencer par une discussion
publique sur ce que l’on veut faire ensemble avant de négocier les
traités. Puis, une fois la décision prise, la faire entériner par les
peuples avec une question claire. C’est cela la démocratie. Déjà, les
choses ont commencé à changer. Les prochaines élections européennes de
juin 2014 seront primordiales, car les diverses grandes familles
politiques - le PPE [Parti populaire européen, centre droit, ndlr], le PSE [Parti socialiste européen], les
libéraux, les Verts, etc. - présenteront chacune un candidat pour la
présidence de la Commission européenne. Celui qui sera arrivé en tête
sera automatiquement nommé par les 27 chefs d’Etat et de gouvernement,
comme ils s’y sont engagés. Pour la première fois, ces élections auront
donc une véritable dimension transeuropéenne et ne seront pas, comme
trop souvent jusqu’ici, une juxtaposition de scrutins dominés par des
enjeux nationaux, voire locaux.
Le débat fédéral sera-t-il à l’ordre du jour lors de ces élections ?
Bien sûr. D’abord parce qu’une partie des élus de 2014 siégeront avec
des représentants des Parlements nationaux, des institutions
communautaires et des gouvernements au sein de la Convention, qui sera
chargée de modifier les traités. Le principe de cette Convention devrait
être discuté par le Conseil européen dès [aujourd’hui], même si elle ne
commencera à travailler qu’après les européennes. Comme au sein du
Parlement européen, on devra y définir la nature de la future fédération
et la façon de la construire.
Les européennes de 2014 seront donc de véritables constituantes ?
Le Parlement sera effectivement une sorte d’assemblée constituante,
car la campagne devra se faire sur ce que sera l’Union du futur, les
prérogatives qui lui seront déléguées, celles qui resteront aux Etats ou
qui leur seront restituées.
A quoi ressemblerait cette Europe fédérale ?
Il y a quelques semaines, la chancelière allemande, Angela Merkel, a
affirmé très clairement - et à raison - que la Commission devrait
devenir le gouvernement de l’Union et que le Parlement européen devrait
voir ses pouvoirs de nomination et de contrôle renforcés. Il faudra
décider du mode d’élection du président de ce gouvernement européen : le
sera-t-il par le Parlement ou directement par les citoyens ? La France
est l’un des rares pays à élire au suffrage universel un président de la
République doté de véritables pouvoirs. Mais, à mon avis, le chef du
gouvernement européen devrait être élu par le Parlement européen, qui
représente tous les citoyens de l’UE. De même, les commissaires devront
être choisis parmi des élus. En ce qui concerne le pouvoir législatif,
il faudra mettre en place un système à deux Chambres - comme dans toute
fédération - avec, d’un côté, la Chambre des citoyens et, de l’autre,
celle des Etats qui serait, peu ou prou, à l’image de la chambre des
Länder allemande.
La réforme des traités sera-t-elle adoptée par référendum ?
Une fois défini le projet, viendra le moment pour les citoyens de
décider s’ils veulent ou non faire partie de cette Europe politique
intégrée. Je ne sais pas ce que diront les Français, mais je sais que
les Luxembourgeois diront oui.A mon avis, il faut une décision claire de
chaque Etat, avec un oui ou un non qui engage. Et il faudra bien
l’expliquer pour que les citoyens votent en connaissance de cause.
N’est-ce pas hasardeux de lancer un tel projet à un moment où les citoyens doutent de l’Europe ?
Ils doutent parce qu’on ne leur a jamais expliqué correctement ce
qu’est le projet européen. J’organise des débats partout en Europe -
j’ai déjà fait ça à Cadix, à Graz, à Berlin et je serai à
Marseille en novembre 2013. Il apparaît clairement que les citoyens ne
veulent pas d’une Europe au rabais. Ou nous irons vers plus d’Europe, ou
le projet européen risque de se détricoter. Nous devons nous-mêmes bien
comprendre où nous voulons aller pour que les citoyens fassent leur
choix. Il ne peut y avoir aucun saut fédéral sans leur accord. Les
sondages montrent qu’une grande majorité d’entre eux se sent «européen».
Mais quand on leur demande ce que cela veut dire, ils ne savent pas
trop et répondent par un «heu»… Je voudrais que plus personne ou presque
ne réponde par ce «heu»…
Photo: Reuters
N.B.: interview réalisée avec Marc Sémo et paru aujourd’hui dans Libération