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Blog «Les 400 culs»

On ne négocie pas avec le sexe

Il existe des sociétés dans lesquelles la femme est considérée comme une personne qui peut offrir du sexe et l’homme comme une personne qui cherche à en obtenir. Dans ces sociétés, où la répartition des rôles repose sur cette logique de l’offre et de la demande, le sexe devient l’enjeu d’une lutte. Que dis-je, d’un marchandage trivial. A l’Université de Yale, par un soir des années 2010, une brochette de jeunes diplômés fêtent la fin de leurs études. La journaliste qui assiste à leur réunion dé
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publié le 27 décembre 2012 à 11h00
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

Il existe des sociétés dans lesquelles la femme est considérée comme une personne qui peut offrir du sexe et l’homme comme une personne qui cherche à en obtenir. Dans ces sociétés, où la répartition des rôles repose sur cette logique de l’offre et de la demande, le sexe devient l’enjeu d’une lutte. Que dis-je, d’un marchandage trivial.

A l’Université de Yale, par un soir des années 2010, une brochette de jeunes diplômés fêtent la fin de leurs études. La journaliste qui assiste à leur réunion décrit «

des jeunes gens en costume-cravate qui draguent des filles en talons aiguilles, en comparant offres d’embauche et prouesses sexuelles. Une femme qui se vante d’être courtisée par Goldman Sachs et par HSBC déclare

: «Maintenant, t’as plus qu’à me lécher !».

Dans un coin de la pièce, une belle Eurasienne entourée de plusieurs hommes, imite une prostituée asiatique :

«Ouh ! Toi twès gwand. Moi te faiwe l’amouw longtemps.»».

Pour la journaliste, de toute évidence, ces femmes appliquent strictement la leçon qu'on leur a enseigné : si tu veux t'imposer dans le milieu professionnel, ma fille, sers-toi de toutes les armes. Surtout ne pas passer pour une potiche. Pire encore, une oie blanche ! «Ces femmes de 28 ans, bardées de diplômes, fortes de cinq ans d'expérience dans la finance et d'un salaire confortable, utilisent leur sex-appeal non pas simplement pour attraper un mec ou lui faire du charme, explique la journaliste, mais pour le défier sur le terrain qui compte le plus : le monde du travail. (…) Si elles sont capables de prendre les devants dans les relations sexuelles, elles auront aussi le dessus dans les négociations».

La journaliste s'appelle Hanna Rosin. C'est la rédactrice en chef du magazine américain The Atlantic, et la directrice de la rubrique «Femmes» du magazine Slate. Dans un livre intitulé The End of Men (Voici venu le temps des femmes), Hanna Rosin énumère toutes les raisons que nous avons de nous réjouir : dans les pays où les femmes ont obtenu le droit de suivre des études, elles ont rapidement obtenu des résultats supérieurs à ceux des hommes. Dans les pays où les femmes sont devenues plus diplômées que les hommes, on a assisté à une montée de PIB. Dès que les femmes sont entrées sur le marché du travail, des pays où les enfants mendiaient sont devenus parmi les pays les plus riches du monde… En d'autres termes : les femmes ont si longtemps été maintenues sous un couvercle qu'elles déploient bien plus d'énergie et sont prêtes à faire bien plus de sacrifices que les hommes pour gagner de l'argent… Ce dont le pays tout entier bénéficie (1).

Pour Hanna Rosin, l'équation est claire : quand les élites dirigeantes d'un pays favorisent la libération des femmes (leur indépendance financière), on assiste à une croissance économique formidable (2). Parallèlement, on assiste à une libération sexuelle. La liberté économique des femmes semble aller de pair avec «le relâchement des moeurs», souligne-t-elle, ajoutant qu'il n'y a pas de quoi s'affoler :  l'accès au savoir passe aussi par l'accès au plaisir. L'accès au plaisir passe forcément par l'expérience. Les coups d'un soir, les rencontres sans lendemain, les visionnages de films x, les soirées de cul, les fetish parties et les lectures d'une seule main… Tout va dans le sens de la libération, affirme Hanna Rosin, qui souligne pourtant les limites de cette euphorie. Il semblerait que les belles et brillantes jeunes femmes issues de Yale ne soient pas si heureuses. Parce qu'elles confondent le sexe avec un capital et prennent leur corps pour un produit marchand, elles ne sont au fond pas plus libérées que leurs arrières grands-mères qui avaient tout juste le droit de choisir un mari, suivant des critères prosaïques : a-t-il un bon salaire ?

«Autrefois, la transaction était assez simple : les femmes écartaient les jambes et, en contrepartie, elles bénéficiaient de la sécurité, de l'argent, voire du statut social ou de l'influence politique de leur partenaire. Aujourd'hui, les femmes n'ont plus besoin des hommes pour assurer leur sécurité financière ou leur statut social. Elles ne sont donc pas obligées de monnayer leurs prestations sexuelles. En termes économiques, on peut dire que la sexualité est bradée.» C'est ici, probablement, que le discours d'Hanna Rosin devient extrêmement douteux. Donnant foi aux analyses de sociologues formés à l'école de l'ultra-libéralisme, Hanna Rosin perpétue le même discours que ces businesswomen fraichement sorties de Yale qui revendiquent avec arrogance leur statut de «salope» (3), tout en sirotant des vodka d'un air morose : elles voudraient bien trouver l'amour. Mais les hommes n'en veulent qu'à leur corps, disent-elles. Elles voudraient «un mec pour la vie, un truc romantique», disent-elles, mais la peur les tenaille : certaines évoquent avec un frisson d'angoisse le triste destin d'une ancienne copine de classe qui s'est «fait épouser et mettre en cloque» par un requin de Wall Street. «La pauvre est femme au foyer maintenant !». Mais il y a pire. Il y a le cas de cette autre copine de classe dont le mari est devenu homme au foyer et qui se conduit en parasite. «Non seulement c'est elle qui paye toutes les dépenses du ménage, mais il boit des bières pendant qu'elle prépare le repas».

Il est certain que l'avenir est sombre au pays des femmes qui croient que le sexe se gère comme des stock-options… Elles pensaient pouvoir échapper au sort de marchandise sexuelle, mais elles se considèrent elles-mêmes comme telles. C'est là que le bât blesse dans le raisonnement d'Hanna Rosin, et dans ces magazines féminins qui dispensent à qui mieux-mieux des bons conseils pour optimiser son rendement érotique : les femmes continuent de penser à la sexualité comme à une forme d'échange négociable. Mais on ne négocie pas avec l'amour, ni avec le sexe. Le plaisir n'est pas à vendre. On en a besoin, comme de l'air, comme de l'eau. On en a besoin autant que les hommes. Or, Hanna Rosin pense, à l'instar de ceux qu'elle cite abondamment dans son livre (4), que quand les femmes se «donnent pour rien» (pour le plaisir, donc), la sexualité est «bradée. Et quand la sexualité se dévalue, les hommes ont tendance à en consommer davantage. Ils deviennent allergiques à la monogamie. Pour les femmes, cette nouvelle donne n'est pas très satisfaisante car (…) en échange de leur capital érotique, elles ne peuvent plus escompter l'amour ni un engagement pour la vie.» Hanna Rosin, ajoute à ce raisonnement aberrant : «Ce dysfonctionnement est aggravé par un excès chronique de l'offre».
Que faudrait-il déduire d'un tel discours ? Que les femmes feraient mieux de dire Non jusqu'à la nuit de noce ? La suite de cet article lundi.

The End of Men (Voici venu le temps des femmes), de Hanna Rosin, éditions Autrement. Sortie prévue en février 2013.

Pour en savoir plus sur Hanna Rosin : un excellent article de Rue 89. Pour en savoir plus sur la sinistre théorie du «capital érotique» : «Soyez érotique, devenez des battants» et «Il faut coucher pour réussir, ma fille». Pour en savoir plus sur pourquoi les femmes donnent l'impression d'avoir moins de besoins sexuels que les hommes, ce que certains sociologues  surnomment le «male-sex deficit» (sic) : une interview de Françoise Héritier (Le Point)

Note 1/ La Corée par exemple : «Ce pays jadis aussi pauvre que le Ghana, où les enfants couraient derrière les camions de l'armée américaine pour ramasser quelques biscuits, s'est imposé comme la treizième puissance économique mondiale. A défaut de matières premières, c'est en misant sur sa force de travail que la Corée a accompli cette prouesse. L'Etat a encouragé les femmes à faire des études, et il n'a pas fallu le leur dire deux fois (…). En 2011, elles étaient plus nombreuses que les hommes à s'inscrire à l'Université et s'orientaient vers des filières traditionnellement masculines : médecine, droit, technologie, finance. Elles dépassent maintenant largement les hommes dans les postes obtenus sur concours, ce qui conduit le Ministère des Affaires étrangères coréen à mettre sur pied un quota minimum pour les hommes». (pages 146, The End of Men (Voici venu le temps des femmes), de Hanna Rosin)

Note 1/ «D'après un rapport des Nations Unies, l'irruption des femmes sur le marché du travail au cours des vingts dernières années a permis à plusieurs pays d'Amérique du sud de se hisser au-delà du seuil de pauvreté. (…) En 2006, l'OCDE a mis en place une base de sonnées «Egalité homme femmes, institutions et développement» qui évalue le pouvoir économique et politique des femmes dans 160 pays: A quelques exceptions près, on constate que, plus les femmes ont le pouvoir, plus l'économie nationale est prospère.» Aux Etats-Unis, «chaque année, les femmes sont nettement plus nombreuses que les hommes à décrocher un diplôme. Dans les filières scientifiques, qui rassemblent le plus grand nombre d'étudiants, les femmes commencent à dépasser les hommes. Parmi les diplômés âgés de 65 ans et plus, les femmes ne totalisent que 23% des diplômes ; parmi les diplômés âgés de 25 à 39 ans, en revanche, on compte 45,9% des femmes» (page 93) «Les femmes obtiennent désormais 60% des diplômes de master, près de la moitié des diplômes de droit et de médecine et 44% des diplômes d'école de commerce. En France, elles représentent 58% des médecins de moins de 35 ans ; en Espagne, 64%. Ces disparités universitaires ne s'accentuent pas seulement aux Etats-Unis, mais dans le monde entier. Chaque année, l'OCDE publie des statistiques sur l'intention des diplômes dans 34 démocraties industrielles, Dans 27 d'entre elles, les femmes devancent les hommes. La disparité la plus marquée concerne la Norvège, qui affiche un écart de 18%. En Australie et dans la plupart des pays européens, cet écart tourne autour de 10%. (…) D'après un rapport de l'UNESCO, ce phénomène concerne également des pays moins prospères. En Amérique du sud, dans les caraïbes, en Asie centrale et dans le monde arabe (presque partout sauf en Afrique), les femmes l'emportent numériquement à l'Université. Dans certains pays, comme Bahrein, le Qatar et la Guyane, elles sont plus nombreuses que les hommes dans les filières scientifiques aussi bien que littéraire. En Arabie saoudite, l'éducation des femmes relevait du ministère des Affaires religieuses ; il a fallu attendre 2002 pour que cette juridiction soit transférée au ministère de l'Education. En 2006, plusieurs universités se sont ouvertes aux femmes. Aujourd'hui les Saoudiennes représentent plus de la moitié des étudiants et des doctorants. Pour les femmes, l'obtention d'un diplôme de l'enseignement supérieur n'est certes pas la clé de la réussite. L'arrivée en masse de femmes éduquées et qualifiées, prêtes à investir le marché du travail, exerce néanmoins une pression énorme sur les classes dirigeantes. Dans les pays d'Asie, les femmes qui se sont surpassées pour passer des examens et être admise à l'Université ne se contentent plus d'un travail médiocre. Au Brésil, 80% des femmes qui ont fait des études prétendent à un poste de «cadre dirigeant» et 60% d'entre elles se disent «très ambitieuses», un pourcentage bien plus élevé qu'aux Etats-Unis. Près d'une brésilienne sur trois gagne désormais plus d'argent que son mari». (pages 94-95, The End of Men (Voici venu le temps des femmes), de Hanna Rosin)

Note 3/ Salope : entendez par là «femme qui se croit libérée parce qu’elle est capable de s’envoyer en l’air avec un bon coup d’un soir«.

Note 4/ Les sociologues Mark Regnerus et Roy Baumeister, ainsi que le psychologue Paul F. Secord à qui on doit l'invention de la théorie de Guttentag-Secord (co-créée avec Mark Regnerus, dans les années 1980), théorie selon laquelle, dans les sociétés où les femmes sont libérées (c'est à dire indépendantes financièrement) les hommes ne savent pas «où donner de la braguette. Ils couchent à droite à gauche, pas pressés de se caser. Les femmes ne peuvent pas compter sur eux et préfèrent se débrouiller seules». Celles qui sont prêtes à se marier n'ont affaire qu'à des adeptes de jeux vidéos ou de beaux menteurs… «Voilà où Cosmo trouve ses abonnées», rajoute Hanna Rosin, qui ne semble pourtant elle-même s'adresser qu'à ce type de femmes… puisqu'elle accorde foi à l'idée selon laquelle les hommes sont des velléitaires de l'amour qui ne pensent qu'à profiter honteusement de l'offre sexuelle féminine ! Tant qu'on véhiculera ce genre de discours, on entretiendra la croyance en un monde dans lequel les sexes sont strictement séparés : d'un côté des femmes en mal d'amour qui essayent de marchander leurs services sexuels, de l'autre des hommes qui veulent du sexe (c'est dans leur nature) mais qui ne donnent rien en échange. Les salauds.