Parce que l’image du sexe nu est «insoutenable», l’artiste suisse Pierre Gisling la dissimule derrière des découpages en forme de papillon qui eux-mêmes renvoient à l’idée d’un ordre caché derrière la structure des apparences. Le sexe et la symétrie vont ensemble, de façon paradoxale, tout comme le chaos et la loi…
Quand on coupe les corps humains en deux dans le sens de la hauteur, les deux parties correspondent. Elles forment une fourche au niveau de la région pubienne, ce qui fait des organes génitaux le point de départ de troublantes réflexions sur la
. Que cache-t-elle ? L’ordre règne en apparence sur la source de tous les désordres : les grandes lèvres se referment sagement l’une sur l’autre comme les pages d’un livre, les fesses dissimulent leur petit secret au creux d’une raie verticale et les testicules se répartissent de chaque côté d’une cicatrice qui les sépare par le milieu… Nos corps nous renvoient à l’idée du miroir et c’est peut-être la raison pour laquelle certains artistes sont à la fois des pornographes et des hommes de science.
Nabokov, qui vécut dans un Palace de Montreux pendant les 16 dernières années de sa vie (de 1961 à 1977) était un entomologiste passionné. Chaque jour, il écrivait quelques pages de ce roman d'amour torride, Ada ou l'ardeur, puis L'Origine de Laura qui est resté une oeuvre inachevée. Chaque jour également, il s'acharnait sur un énorme ouvrage de taxinomie, qui n'a finalement jamais vu le jour. Quand il faisait trop beau, armé d'un filet à papillons, il sautait dans les petits trains et les téléphériques, direction les alpages, pour ramener des spécimens qu'il montrait ensuite au barman du Palace de Montreux… On lui doit la description de nombreuses espèces de lépidoptères inconnues jusqu'ici et sa collection faramineuse (4323 pièces, léguées à sa mort) constituent une des principales attractions du Musée cantonal de zoologie de Lausanne. Que voyait Nabokov dans ces papillons pour leur accorder autant d'attention ?
Comme pour faire écho à ce mystère, l'artiste Pierre Gisling expose actuellement à Lausanne, à la galerie Humus, dix collages de papillons qui sont en réalité des photos de sexes d'hommes et de femmes. Précisons de Pierre Gisling vit, comme par coïncidence, dans un petit village de Montreux et qu'il a longtemps collectionné les papillons, filet à la main, sur les traces de Nabokov. «Je ne cours plus après, j'ai 75 ans, dit-il. Mais le papillon demeure une chose qui me fascine. Il est à la fois si beau et si fragile. Transformer les photos de sexe humain en papillon, c'était presque une évidence. Si vous n'en faites pas un papillon, l'image n'est guère soutenable».
Lorsqu'on regarde les oeuvres de Pierre Gisling, il est d'abord presque impossible de distinguer les nymphes, les plis de chair ou les muqueuses. L'objet photographié en gros plan se cache derrière sa symétrie comme derrière un trompe-l'oeil, tout comme l'insecte derrière ses ailes déployées… Pour Pierre Froideveaux, directeur de la galerie Humus, la clé du mystère est là, dans ce jeu de cache-cache avec le regard. «Peut-être que les papillons dissimulent subtilement en leur centre axial la substantifique moelle de leur cylindre vital, qu'ils exhibent ou cachent en fonction de leurs battements d'ailes, comme les humains se masquent ou se dévoilent érotiquement par leurs mouvements de cuisses et de mains... «L'effet papillon» recèle encore sans doute des surprises… Et tout comme en astrophysique, un trou noir est un corps, déconcertant, dont le champ gravitationnel est si puissant qu'il empêche toute forme de matière ou de rayonnement de s'en échapper, les orifices sombres du corps humain, les trous noirs demeurent troublants.» Si troublants qu'on préfère les cacher derrière des silhouettes chatoyantes de paon-du-jour et de grands nacrés voletants…
Exposition «La caresse des yeux» (oeuvres de Pierre Gisling), jusqu'au 9 mars 2013. Galerie Humus (Fondation Finale) : 18 bis rue des Terreaux, Lausanne, Suisse.