Combien coûte un film porno en France ? Combien rapporte-t-il ? A qui ? Contrairement à ce qu’on pourrait croire, 90% des films produits en France ne génèrent presque aucun bénéfice. Il semblerait que la situation ait beaucoup changé depuis les années 70. C’est la crise. Et parmi les personnes impliquées dans cette industrie, celles qui s’en tirent le mieux sont peut-être les actrices.
Le film le plus rentable de toute l’histoire du cinéma n’est pas
Blair Witch
mais
Gorge profonde
. Le budget de ce film porno était seulement de 25 000 dollars. A en croire le FBI, il en a rapporté… 600 millions (1). L’âge d’or du X, période bénie durant laquelle un film porno pouvait rapporter plus de 100 fois son investissement, semble cependant bien loin dans les mémoires maintenant. Le problème, c’est que l’image du X est restée profondément marquée par celle de «l’argent facile». Le mot «porno» évoque immédiatement l’image d’un producteur vieillissant paradant sur son yacht privé, entouré de de blondes platines aux noms clinquants style Cadillac ou Loreal. Ce luxe tapageur n’est pas pour inspirer la confiance.
Au sujet du porno, beaucoup de chiffres circulent. Certains affirment (2) que cette industrie rapporte des dizaines de millliards de dollars par an (97 en 2006), et rajoutent, comme s'il s'agissait d'une infection virale, que les films pornos arrivent en tête des téléchargements sur internet. «80% des connexions sur Internet aboutissent à un site X» (Nouvel Observateur, 2002). «Chaque seconde, sur le net, 89 dollars sont dépensés pour le X. Dans le même temps, 266 sites nouveaux fleurissent sur la Toile» (source : Article11). D'où viennent ces chiffres ? On ne sait pas très bien. Mais ils accréditent la thèse que le porno étant une gigantesque machine à fric, les réalisateurs et les producteurs de X, seulement guidés par l'appât du gain, ne songent qu'à abuser de la naïveté de pauvres jeunes filles, qu'ils exploitent par tous les orifices jusqu'à ce qu'elles soient «périmées». Au bout de deux ans d'abattage, les pauvres filles en question seraient donc littéralement bonnes à jeter à la poubelle, le corps meurtri et l'âme souillée… Les post-porn stars ? Des épaves repentantes, des suicidaires ou des auteures d'autobiographies pathétiques (3).
«Les informations sur les chiffres d'affaires ou les revenus des sociétés de films pornographiques ne sont pas faciles à obtenir, confirme Mathieu Trachman, docteur en sociologie (EHESS) et auteur d'une enquête sur «la production des fantasmes». Cette opacité entretient l'image d'entreprises aux profits gigantesques et aux pratiques douteuses.» Dans un article consacré aux «profits du travail pornographique», il précise : «Les profits supposés faramineux des «industries du sexe» expliquent leur attrait, et nimbe cette activité si ce n'est illégale, du moins illégitime, d'une aura de scandale. On trouve le même raisonnement en ce qui concerne les actrices : on suppose communément que celles-ci, quand elles ne sont pas forcées à réaliser quelques scènes, le font par nécessité économique. La pornographie apparaît comme un moyen rapide, mais aussi avilissant, de gagner de l'argent. Ce serait faute de mieux, parce qu'on n'a pas réussi à faire du cinéma, ou parce qu'on est réduite à vendre son corps, que l'on fait de la pornographie».
Qu'en est-il dans la réalité ? En France, contrairement aux idées reçues, il est devenu presque impossible de vivre du X quand on est réalisateur ou producteur. «Les films produits en France coûtent pour la plupart entre 5000 et 10 000 euros», affirme Mathieu Trachman, qui précise un peu plus loin: «Ils sont rentabilisés sans nécessairement faire de bénéfices.» Ainsi donc, les films rapportent à peu près autant qu'ils coûtent : achetés par des diffuseurs TV (pour environ 3000 euros), diffusés en DVD (pour entre 1500 et 3000 euros) dans les vidéo-clubs et les sex-shops, ces films ne permettent pas de gagner sa vie.
Ils ne sont rentables que sur le long-terme. «Les profits sont incertains», résume Mathieu Trachman qui a suivi sur plus d'un an la courte carrière de quelques rêveurs. Fabien et Guillaume, par exemple. Ils voulaient, par amour du X, faire de «vrais films avec de vrais scénarios.» Mais leurs ambitions ont très vite tourné court. Après avoir investi dans un film à 18 000 euros pour poser l'image de marque d'une société de production «chic et classe orientée aussi bien vers les hommes que vers les femmes», Fabien et Guillaume, déchantent. Progressivement, les voilà obligés de baisser les budgets, jusqu'au minimum plancher : 3000 euros. Au bout de six tentatives couronnées d'insuccès, ils jettent l'éponge. Pourquoi dépenser autant d'énergie pour un revenu de 500 euros par mois ? «Ceux qui sont là-dedans depuis des années, je ne sais pas comment ils vivent, raconte Fabien. J'ai discuté tarifs avec un producteur et j'ai appris qu'au niveau des DVD le gars touchait moins que nous. Et je lui ai dit : «Mais t'as quoi comme rentrée d'argent ?». En fait, il perdait de l'argent tous les mois : il m'a dit qu'il était un passionné, c'était un producteur relativement connu».
Beaucoup de producteurs de films dit «am» (amateurs) ou «pro-am» (mi-professionnels mi-amateurs) sont donc obligés d'avoir un métier à côté (4). Prenant leur mal en patience, ils tablent sur le long-terme : c'est en se constituant un catalogue qu'ils peuvent compter sur des rentrées. «C'est sur la masse des anciens films que ça rapporte, confirme Gregory Dorcel, directeur général de la société Dorcel. Pour les producteurs moyens : 200 films x 1000€ par an = 200 000€ de chiffre d'affaires annuel…». Il faut donc travailler «pour la gloire» pendant plusieurs années avant de pouvoir vivre du X. Autant dire que la plupart des ambitieux se découragent. «La majorité des producteurs sont morts, sauf nous et les tout petits sans structure», conclut Dorcel.
Pour ce qui est des films «pro», la situation est à peine plus glorieuse : «Un film pro coûte 50 000 euros de budget, dit Gregory. On peut espérer aujourd'hui 30% de gain sur 3 ans. Il y a 10 ans c'était 300%.» A peine 50 films pro sont produits par an en France. Dorcel en fait 90%. Pourquoi rapportent-ils si peu ? Gregory énumère : «Au niveau du marché TV, les diffuseurs payent très peu. Canal paye 10 fois moins un film X qu'un un film traditionnel qui fait moins d'audience. Sur le marché DVD, c'est la déroute. Les vidéoclubs sont morts et les sex shops ferment les uns après les autres. Sur le marché internet, c'est l'hallali. Les pirates sévissent et les amateurs de X se débrouillent pour voir du X gratuit en allant sur des sites qui répandent gratuitement des vidéos volées. Sur le marché de la vod (video on demand), il suffit de calculer : 19.6% de tva + 10% de tva + 50% pour les opérateurs (free, sfr…)». No comment.
S'il faut en croire ce sombre bilan, ce sont les actrices qui s'en sortent le mieux finalement: «Dans les budgets «amateurs», je pense qu'une bonne partie du budget est affectée au casting, puis aux quelques employés (maquilleurs, techniciens...), enfin aux réalisateurs eux mêmes, confirme Mathieu Trachman. C'est le casting en particulier féminin qui fait la valeur du film, ce que le budget reflète.» Si le film coûte 3000 euros, on peut donc dire presqu'à coup sûr que l'actrice a été payée entre 500 et 1000 euros et que les 2000 euros restants ont été partagés entre la location du lieu de tournage, le montage, la technique et les frais de sandwichs et boissons (4). Quant aux acteurs hommes… Ils ne sont pas toujours rétribués. Ils viennent souvent des soirées de cul où la plupart des producteurs vont à la pêche aux «nouveaux visages». «Oui, les actrices gagnent plus que les acteurs, explique le sociologue qui précise : leurs salaires dépendent de leur notoriété, du budget, et de leur contrat.» Tout dépend «si elles sont payées par scène, selon un forfait ou en exclusivité pour un producteur... Il n'y a donc pas une seule échelle, mais leurs salaires oscillent entre 200 et 1000 euros, voire plus (4)». Celles qui ont la chance de travailler pour des films pro peuvent gagner entre 800 et 1500 euros par scène.
C'est à la fois peu et beaucoup. Peu par rapport aux obstacles que ces femmes vont rencontrer par la suite pour se reconvertir dans un autre métier… Peu également par rapport à ce qu'une escort pourrait gagner. Gregory Dorcel confirme : les actrices ne font pas forcément du X pour l'argent. Il y a d'autres intérêts en jeu. «Une escort rencontre des hommes avec un sexe normal, pour une prestation sexuelle qui «ne dure» que 3 minutes chrono, dans des positions normales et sans être vue du public… pour quelques milliers d'euro la nuit… Une actrice X a des relations avec des hommes au sexe de 25 cm, pendant 3 heures, dans des positions complexes, devant les caméras et un large public pour quelques centaines d'euros… si le plaisir et le fantasme n'y étaient pas, ça serait impossible».
Contrairement aux idées reçues, les actrices en France ne seraient donc ni des prostituées mises en location par leur proxénète, ni les misérables victimes de la misère ou d'un conjoint abusif (du moins pas plus que les femmes françaises en général). Parfois issues du vivier échangiste ou SM, ce sont des personnes qui s'intéressent au sexe, à l'exhib et au X… pour des raisons bien plus simples que ce qu'on voudrait croire. «Leur parcours s'inscrit souvent dans des trajectoires féminines ordinaires», explique Mathieu Trachman. Mais ceci fera l'objet d'un autre article : comment devient-on actrice porno? Pourquoi?
Le travail pornographique. Enquête sur la production de fantasmes, Mathieu Trachman, éditions La Découverte.
Note 1/ Le FBI s'était intéressé à ce film car il avait été financé avec de l'argent emprunté à la pègre… pour le plus grand malheur du réalisateur, Gérard Damiano, forcé de céder ses droits à la mafia, qui avait empoché tous les bénéfices à sa place ! Il semblerait qu'en France, le milieu ne s'intéresse plus du tout au X depuis au moins 10 ans: les bénéfices ne sont pas suffisamment élevés. Le «parent pauvre» du cinéma est donc «propre», bien malgré lui.
Note 2/ Benoît Bemelmans, Violence et pornographie : les ravages. Richard Poulin, Sexualisation précoce et pornographie, La Dispute, coll. « Le genre du monde », 2009. Frédéric Joignot, Gang Bang, Seuil, 2007.
Note 3/ L'autobiographie la plus connue est bien évidemment celle de Linda Lovelace (Ordeal), qui fut forcée par son amant, Chuck Traynor, à apprendre la technique des avaleurs de sabre afin d'avoir le premier rôle du film Gorge profonde. Il est certain que Linda Lovelace n'était pas tombée sur un enfant de chœur. C'était un proxénète violent, un manipulateur pervers et sadique, dont la malheureuse eut les pires peines du monde à se libérer. Il savait si exactement ce dont elle avait besoin… Curieusement, la biographie de Linda Lovelace est devenue un best-seller dans la catégorie des livres érotiques : pour beaucoup de lecteurs(ices), ce livre, qui avait pour but de dénoncer les noirs dessous d'un destin de porn-star, a été lu avec la même avidité que s'il s'agissait d'Histoire d'O (Pauline Reage) ou de Juliette (Marquis de sade).