Il existe en anglais une étrange expression pour désigner les poupées gonflables : dutch wife, «épouse néerlandaise». A l'origine, il s'agissait de cages oblongues d'osier tressé, qui servaient à rafraîchir le corps en laissant l'air librement circuler entre les bras… et les cuisses du dormeur. Les ancêtres des ersatz de plastique étaient des formes fuselées, propices aux songes les plus aériens…
En Europe, le traversin rempli de plumes, de coton ou de fibres, placé «en travers» du lit, fait office de repose-tête communautaire. On le partage avec son (sa) voisin(e) et si le lit est large, jusqu'à dix nuques peuvent s'y aligner en rang quasi-réglementaire. Le traversin est un «oreiller bas de gamme plébiscité par les collectivités, explique la journaliste Marie-Joelle Gros (Libération). L'armée, l'internat, la colo, la prison et l'hôtellerie à petits prix l'ont élu par pur souci d'économie. Pour Simon Topiol, l'un des fabricants, le recours systématique au traversin dans les collectivités expliquerait sa survie, créant chez le dormeur une sorte de réflexe conditionné. Ce dernier parle d'ailleurs plus volontiers de polochon, ce qui, un peu comme la madeleine, rappelle forcément l'enfance et les batailles ou réveille les astuces d'antan, quand on le glissait sous les draps pour simuler un corps endormi. Plus métaphorique, le polochon serait une sorte de «trait d'union symbolique entre deux individus partageant la même couche», selon Jacques Dufour, le président-poète de la chambre syndicale de la literie».
En Asie, même s'il se présente sous la forme d'une nacelle tressée, ce long boudin creux remplit la même fonction : on enroule autour de lui ses bras et ses jambes, ce qui explique peut-être pourquoi il porte des noms si suggestifs… En Corée, on l'appelle «épouse de bambou» (JukBuin, 죽부인). Aux Philippines, dantayan ou tandayan, parce que le verbe «dantay» ou «tanday» signifie «étreindre». On le glisse entre ses cuisses pour ne pas souffrir de la chaleur en été. Il est parfois recouvert d'un tissu qui absorbe la sueur. En cantonais, on l'appelle lam chum. En pékinois, bao zhen (littéralement «oreiller à câliner»). Les familles chinoises traditionnelles offriraient encore de nos jours une literie aux jeunes époux comprenant ce traversin creux, recouvert d'un tissu rouge (symbole de bonheur et de fécondité) ou de canards mandarins (symboles de la fidélité conjugale). La légende dit que le mari se console en serrant son bao zhen lorsque sa femme se refuse à lui.
Au Vietnam, on l'appelle gối ôm, qui signifie «coussin à câlin». En Indonésie et en Malaisie : bantal peluk (« oreiller à embrasser ») ou bantal guling («oreiller à culbuter»). Au Japon : «épouse de bambou» (chiku fujin, 竹婦人 ), «dame de bambou» (chiku fujin 竹夫人), «ami(e) de bambou» (chikudo 竹奴), «panier à caresser» (dakikago 抱籠) ou encore «compagne(on) pour dormir» (soine kago 添寝籠). Mais il reste surtout connu sous le nom de dakimakura «oreiller à prendre entre les bras» et fait partie des produits les plus populaires dans les boutiques destinées aux otaku (fans de manga et d'animation) qui le recouvrent d'une housse reproduisant l'image d'une héroïne rougissante et déshabillée… C'est le doudou des célibataires, orné en trompe l'oeil d'une petite copine imaginaire.
Extrêmement populaire dans les régions où sévit la mousson, ces traversins traversés d’air remplacent les couvertures dans les maisons privées de climatisation. Ce sont les ancêtres des poupées gonflables parce que dans ces pays, la tradition veut que les femmes tressent une «épouse de bambou» pour leur mari quand celui-ci part en voyage, afin qu’il puisse enlacer un corps de substitution.
Au 19e siècle, lorsque les Néerlandais colonisent l'Indonésie, les marins et les voyageurs adoptent tout naturellement les coussins à câlins. Et les Anglais qui se battent pour imposer leur domination sur les mers du sud ne trouvent rien de mieux que brocarder ces moeurs qu'ils jugent obscènes. De cette époque de conflit colonial entre les deux superpuissances maritimes, il nous reste d'ailleurs toutes sortes d'expressions insultantes : les Anglais prennent l'habitude d'accoler l'adjectif «néerlandais» à tout ce qu'ils dénigrent. «Néerlandais» devient synonymes de «mauvaise qualité». Une «invitation néerlandaise» (dutch treat), par exemple, c'est lorsque vous devez partager la note du restaurant ou du bar. Un «concert néerlandaise» (dutch concert), c'est quand les gens chantent de façon cacophonique. Un «acte néerlandais» (dutch act) est un suicide. Une «épouse néerlandaise» (dutch wife), c'est une femme qui ressemble à un boudin de bambou… Une forme creuse tout juste bonne à servir de réceptacle hygiénique aux insomniaques frustrés…
Bien qu'elle témoigne d'une rivalité depuis longtemps éteinte, l'expression est restée. Au Japon, les catalogues de sexshop continuent d'offrir des poupées gonflables sous le nom dachi-waifu. Il ne semble pas que le gouvernement des Pays-Bas ait jusqu'ici protesté.