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Les contes sexuellement suicidaires d’Andersen

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L’histoire quasi-autobiographique de la Petite Sirène inspire, depuis le 19e siècle, des milliers d’enfants confrontés au même problème : ils aimeraient changer de nature. L’objet de leur désir reste inaccessible. Alors ils lisent La petite sirène, parce que ce conte parle de leur malheur avec des mots… sans espoir.  Sans issue. Sans secours. C’est l’histoire d’un homme qui aimerait bien devenir une ravissante sirène… Il enfile sa plus belle culotte de dentelle noire, s’épile afin d’avoir le
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publié le 28 janvier 2013 à 12h15
(mis à jour le 21 janvier 2015 à 16h13)

L'histoire quasi-autobiographique de la Petite Sirène inspire, depuis le 19e siècle, des milliers d'enfants confrontés au même problème : ils aimeraient changer de nature. L'objet de leur désir reste inaccessible. Alors ils lisent La petite sirène, parce que ce conte parle de leur malheur avec des mots… sans espoir.  Sans issue. Sans secours.

C'est l'histoire d'un homme qui aimerait bien devenir une ravissante sirène… Il enfile sa plus belle culotte de dentelle noire, s'épile afin d'avoir le corps lisse des naïades et s'injecte sa dose quotidienne d'hormones… avant de sombrer dans un cauchemar de 60 minutes. Il est si difficile de changer d'identité. Le réalisateur, Kim Kyung-Mook, le sait bien. Lorsqu'il réalise son premier film, à 19 ans (Me and doll playing), il raconte comment, enfant, il enfilait les chaussures et les robes de sa mère afin de ressembler à une poupée Barbie… Il était heureux car tout semblait possible. Mais à l'adolescence… il a compris que ses désirs étaient impossibles. Alors il a réalisé A Cheonggyecheon dog, l'histoire de la petite sirène (1) transposée dans la ville de Seoul, au bord du fleuve Cheonggyecheon : jusqu'en 2005, ce fleuve n'était qu'un égout à ciel ouvert. Il charriait des étrons et des cadavres de chien. Ses rives maintenant rénovées sont bordées d'enseignes de luxe internationales : Gucci, Prada ou Swatch, qui attirent un demi-million de promeneurs chaque jour… La ville a donc réussi son changement, mais pas l'homme. A la fin du film, le héros se retrouve, comme la petite sirène face à l'écume blanche du fleuve dans laquelle ses larmes se dissolvent. «Tu ne deviendras jamais la beauté de tes rêves».

Invité au festival Black Movie, à Genève, Kim Kyung-Mook explique : «Quand j'ai réalisé ce film, j'étais plutôt désespéré. Le conte d'Andersen, la petite sirène, parlait à mon coeur parce qu'il décrivait parfaitement ma situation, celle d'un garçon qui rêve du prince charmant mais que son corps empêche d'aimer librement. J'avais l'impression d'être comme cette sirène qui veut avoir des jambes à la place de sa queue de poisson et qui souffre mille morts pour pouvoir changer de nature… Elle s'ampute et souffre en vain.» Le prince ne la regarde même pas. Il ne s'intéresse qu'aux véritables humaines. Le douloureux sacrifice de la sirène ne la conduit qu'à se dissoudre dans la musique sirupeuse d'une chanson d'amour qui finit mal. Pour Kim Kyung-Mook, voilà où aboutit le conte d'Andersen. Dans le puits sans fond d'une tristesse impossible à résoudre. «Maintenant, je vais mieux», dit-il. Comme pour s'excuser d'avoir réalisé un film qui s'achève dans l'impasse : «Maintenant, je vais mieux».

Certes, Hans Christian Andersen n'a pas écrit des contes très joyeux. Peut-être même qu'il n'a pas écrit des contes pour les enfants… mais pour les suicidaires. Ou pour les personnes en détresse. Lorsqu'on ne va pas bien, il devient presque consolant de lire que le monde va mal, que même les gens riches et célèbres peuvent sombrer dans la dépression et qu'aucune histoire de coeur ne mène ailleurs qu'à l'échec. Lorsqu'on ne va pas bien, les chansons larmoyantes, les drames à l'eau de rose et les messages compassionnels vous apportent un tel soulagement… Il devient alors facile de s'identifier aux héros pitoyables : la petite sirène (2), la petite marchande d'allumettes ou le Christ, au hasard. «Vous n'êtes pas seul à souffrir.» «Séchez vos larmes, car dans une autre vie…». Fallacieuses promesses. Douces illusions. On se raccroche à ce qu'on peut lorsqu'on ne va pas bien. Y compris à l'idée, si rassurante, qu'ici-bas c'est foutu, mais qu'ailleurs, dans un autre monde, votre découragement sera récompensé.

Hans Christian Andersen semble n'avoir jamais fait autre chose qu'être malheureux dans sa vie et transformer ce malheur en pieuse leçon de renoncement. Docteur en philosophie à la Sorbonne, Céline-Albin Faivre le décrit comme une véritable victime du destin : «Romanesque, et donc malheureux, Andersen l'est tout entier, dit-elle. Lorsque le père d'Andersen, un pauvre cordonnier, se maria, il acheta le catafalque d'un mort, puis il en fit son lit nuptial, et c'est là que le futur orphelin, Hans Christian, naquit. Quel meilleur commencement pour un auteur de contes ?». Céline-Albin Faivre éprouve, semble-t-il, beaucoup de tendresse pour ce «génie mélancolique» à la silhouette dégingandée et au visage en lame de couteau.

Hans Christian Andersen était laid. Il était d'origine modeste. Il était homosexuel. Il était amoureux du fils de son bienfaiteur (3). Et le fils de son bienfaiteur, à qui il écrivait des lettres parfois traversées d'aveux, ne s'intéressait pas à lui… Faute de pouvoir vivre librement son homosexualité, Hans Christian Andersen se masturbait et se complaisait dans l'écriture de contes cruels, imprégnés de morale chrétienne. «Il est des existences dont le récit est déjà gros de l'oeuvre à venir, raconte Céline-Albin Faivre. (…) Andersen ne déroge pas à ce principe littéraire, souvent inavoué. Et c'est ainsi qu'il écrivit son autobiographie, imbue d'orgueil et touchante malgré tout, plusieurs fois, sous des formes différentes. Il avait coutume de dire que sa vie était un conte de fées. Tous les enfants tristes trouvent là, dans cette croyance, une consolation».

Pour se consoler d'être si malheureux, donc, Hans Christian Andersen donnait sa vie en exemple comme un modèle à suivre : il refusait les plaisirs de la chair, n'avait aucune vie sentimentale et ne vivait que dans l'amour de cet infini sublime qu'est la foi.  «L'histoire de ma vie, écrivait-il, dira au monde ce qu'elle m'a appris : il existe un Dieu aimant qui organise toute chose en vue du meilleur».

En vue du meilleur, donc, Andersen ne délivrait aucun autre message que celui de la résignation. Une résignation belle, déchirante et surtout… absolue. Absolument fatale. «Les contes d'Andersen sont garantis sans moraline, affirme Céline-Albin Faivre ; il n'y a là rien d'autre qu'un coeur pur qui rétrécit, peu à peu, de plus en plus, mais continue à battre pour un Ailleurs.» «Ce qu'Andersen représente, c'est ce mélange intime de souffrance et d'extase qui constitue l'essence de la vie, explique également Krotchka, sur son blog d'art. Le conte illustre moins un discours moral (la pureté et la persévérance récompensées) qu'une allégorie pessimiste de l'existence».

Pessimiste ? Le mot est faible. Les histoires d'Andersen, souvent privées de happy end, finissent aussi mal que les légendes de martyrs et décrivent, avec la même joie sadique, les pires tourments qu'il soit possible d'infliger à des innocents : piqûres, brûlures, épuisement, faim, solitude, froid, peur, abus, mépris, abandon… Alors que, dans la plupart des contes populaires, les héros surmontent les épreuves qu'ils ont affrontées vaillamment, dans les contes d'Andersen ils souffrent «pour rien». Leurs efforts restent vains. Inutile d'être brave, ni ambitieux. Condamnés à traverser chaque cercle de cet enfer qu'est la vie, les victimes d'Andersen finissent presque toujours par mourir, les yeux encore embués de rêve. Le visage levé vers ce ciel qu'Andersen décrivait avec des mots de prêcheur, comme le seul lieu désirable en ce monde. Là-haut, on ne souffre plus, délivré. Là-haut, ça doit donc être le paradis.

Belle leçon de désespérance, en vérité. A laquelle se raccrochent des milliers d’enfants et d’adolescents qui considèrent leur corps comme une prison et la source de toutes les souffrances. «Je n’aurai jamais les jambes de mes rêves»… Alors que s’ils et elles lisaient l’histoire du vilain petit canard, ils et elles sauraient… que ce n’est pas une fatalité.

Note 1/ Histoire de la petite sirène : La petite sirène, orpheline de mère, vit au fin fond des mers, auprès de son père (le Roi des Ondins) et de ses cinq soeurs. La nuit de ses quinze ans, elle monte à la surface de l'eau et tombe éperdument amoureuse d'un jeune prince qu'elle sauve d'un naufrage. Pour le retrouver, la petite sirène négocie avec une sorcière : il s'agit d'obtenir une paire de jambes. La sorcière impose trois conditions : tout d'abord, la petite sirène acceptera d'avoir la langue coupée et deviendra muette. Deuxièmement : à chaque pas, elle aura la sensation de marcher sur des aiguilles et sur des lames tranchantes. Dernière condition : si jamais le prince tombe amoureux d'une autre femme et l'épouse, la petite sirène se transformera en écume. Bien résolue à tous ces sacrifices, l'héroïne accepte ce marché. Elle retrouve le prince, mais celui-ci ne la reconnaît pas. Il cherche ailleurs le visage de cette inconnue qui l'a sauvé du naufrage. Comme la petite sirène, privée de voix, ne peut lui révéler son identité, le prince finit par se marier avec une autre. La petite sirène se transforme en écume. Les filles de l'air, doubles inversés de ses soeurs aquatiques, viennent la chercher afin qu'elle devienne l'une des leurs. Condamnée pour un temps à répandre le bien autour d'elle, elle vit l'espoir d'acquérir une âme éternelle et de participer, ainsi, au bonheur des humains…

Note 2/ «La Petite Sirène est l'un des cent soixante-six contes de Hans Christian Andersen qui furent édités, en 1837, dans le troisième cahier du premier recueil des Contes racontés aux enfants. Si Andersen a consacré autant d'énergie à ses contes, c'est parce qu'il ne les considérait pas uniquement comme un simple divertissement à l'intention des enfants : ils illustraient parfaitement ses théories esthétiques et poétiques et, surtout, ils exposaient assez crûment son âme». (source : Dossier pédagogique, espace des arts)

Note 3/ «Je me languis de toi, comme d'une belle fille de Calabre. Mes sentiments pour toi sont ceux d'une femme. Mais la féminité de ma nature et notre amour doivent demeurer un secret.» En 1835, Andersen a 30 ans lorsqu'il écrit ces mots à Édouard Collin, qui rapporte dans ses Mémoires parues après la mort du conteur : «Je me trouvais dans l'impossibilité de répondre à cet amour, et cela a fait beaucoup souffrir Andersen». (source : Homosexuels et bisexuels célèbres).